When We Were Real - Daryl Gregory


Ici et maintenant. Quoique...


Bienvenue à bord du bus de Canterbury Trail Tours. Il va vous emmener d'une côte à l'autre à la rencontre des Impossibles d’Amérique du Nord, les sept « merveilles » physiquement impossibles et pourtant absolument présentes apparues il y a sept ans en même temps que la révélation qui a bouleversé l’humanité : Vous vivez dans une simulation.

Ni plus ni moins. Aucun détail ni explication. Juste deux preuves : un rappel visuel hebdomadaire pour chaque personne vivant sur Terre, et des artefacts surgis du néant et défiant aux yeux de tous les lois de la physique, les Impossibles.


Dans le bus se trouvent 19 personnes : la conductrice et la guide, bien sûr, et les 17 touristes qui ont payé pour visiter des attractions dont l'attrait s'est effiloché au cours du temps.

Car, en effet, passé le choc initial, passé les divorces, les meurtres, les suicides, les émeutes, les coups d'état, les dérives autoritaires, les catatonies et les bouffées délirantes aiguës, peu ou prou, la vie a repris son cours. Il faut bien vivre et travailler pour ça. Et même si les systèmes philosophiques et religieux, ébranlés dans leurs fondements même, sont encore en cours de recomposition pour ceux qui le peuvent, la vie courante des gens courants a plus ou moins repris son cours habituel, et les Impossibles sont passés à l'arrière-plan de l'intérêt public.


Dans le bus donc, 17 touristes (que je nommerai par leur fonction par facilité comme le fait au début Daryl Gregory).

  • Il y a l'Ingénieur et son ami le Scénariste de comics. L'Ingénieur est atteint d'un cancer au cerveau qui rechute et il fait ce qui sera peut-être son dernier voyage en compagnie de son ami de toujours le guilleret Scénariste de comics.
  • Il y a le Réaliste et son fils adolescent. Le Réaliste « a fait ses propres recherches ». Il ne croit pas à la théorie de la simulation. Il a bien l'intention de prouver lors de ce voyage que les Impossibles sont des arnaques et la théorie avec. Il alimentera le podcast qu'il vient de créer et dans lequel il a embarqué de force son rejeton.
  • Il y a le Lecteur, qui ne parle guère, ne sociabilise pas, ne fait que lire au point qu'on se demande ce qu'il trouve au voyage.
  • Il y a les Octos. Quatre octogénaires des deux sexes, enjoués et dynamiques, qui profitent à fond du voyage et vont jusqu'à s’adonner, semble-t-il, à une forme de sexualité de groupe qui prouve que les seniors peuvent avoir une vie sexuelle active.
  • L'Infirmière accompagne sa vieille mère. Divorcée sans enfant, l'Infirmière vit la servitude volontaire d'une fille qui s'est vouée sans enthousiasme mais sans faillir au soin d'une mère rendue acariâtre par quantité de douleurs chroniques. Les deux sont catholiques et ça leur importe.
  • Ceci tombe bien car non loin derrière elles dans le bus on trouve deux Nonnes. L’aînée est une sommité théologique en quête de sens et d’explication sur la place de Dieu dans un monde simulé. Elle est chapeautée de fait par une novice bien plus conservatrice qu'elle qui aimerait la ramener dans un giron plus orthodoxe ; et accompagnée par un vieil ami Rabbin qu'elle a invité à la rejoindre dans ce voyage à la rencontre d'un monde qui éprouve leur foi commune.
  • Il y a encore dans le bus un couple d'autrichiens en voyage de noce. Les deux gars se disputent sans arrêt mais ça semble être leur mode de communication.
  • Enfin, le casting ne serait pas complet sans une would-be Influenceuse connue sur les réseaux comme Lady Mmm. La jeune femme pas encore majeure est enceinte jusqu'aux dents et participe au voyage – qu'elle livestreame en bonne partie – dans l'espoir d'acquérir une notoriété suffisante pour échapper au prochain reset dont elle redoute la survenue.

Ces 19 personnes embarquées pour un voyage à la rencontre des énigmes que constituent les Impossibles et d'un sens nouveau à donner à leur vie seront rejointes en cours de route par la Professeur, une femme en fuite qui cache visiblement de lourds secrets liés à la simulation et dont l'Ingénieur va se rapprocher, suivi progressivement par à peu près tous les autres.


When We Were Real est le dernier roman de Daryl Gregory.

Hommage transparent aux Contes de Canterbury, il n'a pas la même structure. Ici, chaque personnage ne dit pas son histoire, l'un à la suite de l'autre. Ce sont les événements du voyage, les conversations réciproques, les souvenirs évoqués qui racontent peu à peu l'histoire de chacun des participants, de leurs rapports aux autres et au monde, de leur appréhension de l’hypothèse simulationniste, de leurs espoirs et leurs craintes. Succession de scènes entremêlées au fil du voyage plutôt que juxtaposition de récits, When We Were Real n'est donc pas un nouvel Hyperion – et ne parlons pas de Matrix !

Le roman n'est pas plus une tentative de valider ou d'infirmer une thèse qui, ici, est posée comme démontrée : Le monde des personnages est une simulation.

Les questions qui se posent à eux, qu'ils se posent donc sont plutôt :

  • Qui sont les simulateurs ?
  • Pourquoi la simulation ?
  • Y aura-t-il reset ? Et si oui, quand ?
  • Quelle est la place de Dieu dans un monde simulé ?
  • Pourquoi le Mal dans un monde simulé ? C'est le grand retour de la théodicée.
  • Quelle est la place du libre arbitre dans un monde simulé ?
  • Qu'est ce que la conscience dans un monde simulé ?
  • Que valent nos pensées et nos sentiments dans un monde simulé ?


Et d'autres moins intuitives telles que :

  • Les simulateurs sont-ils simulés aussi ?
  • A quel niveau se situe Dieu ?
  • La simulation tourne-t-elle en suivant ses algorithmes depuis un point initial qui est le Big Bang (théorie des bangers) ou est-elle régulièrement remise à jour avec éventuellement des changements des paramètres (théorie des groundhoggers, en référence à un film célèbre) ? De cette alternative découle l’importance ou l’insignifiance des actes individuels.
  • Comment échapper à un reset ? Les hansonites ont une certitude : c'est la popularité online qui attire l'attention des simulateurs, leur donnant envie de sauver les consciences numériques les plus intéressantes.
  • Tous les humains sont-ils autonomes ou y a-t-il une majorité de bots qui ne s'activent que quand le petit nombre de vraies consciences numériques interagit avec eux ? C'est ce que pensent les Protagonists, prêts à tuer tous les bots semi-conscients qui croiseront leur route pour prouver leur point et démasquer les agents infiltrés des simulateurs dans une mauvaise resucée de Matrix.

Et je t'épargne ici, lecteur, les Conditional Existentialism, Matrixism, New Determinism, etc. auxquels même les passagers du bus ne s'intéressent pas.

Et les gouvernements qui, comme à la fin de Docteur Folamour, décident que ce n'est pas parce qu'on vit dans une simulation qu'il faut laisser les autres gouvernements dominer la sim. Ils manœuvrent à coups de milliards de dollars dans le but de devenir les King of the Hill de la simulation voire cherchent comment prendre le contrôle de la sim entière. En reproduisant les mêmes erreurs qui ont conduit là où le monde se trouve. Chose que la Professeur voudrait empêcher.


Raconté comme ça tu peux te dire, lecteur, que ce roman est peut-être lourd, plein de philo cryptique ou de spéculations fumeuses (moi j'aime bien la philo cryptique mais ce n'est pas le cas de tout le monde).

Tu aurais tort. Il y a bien sûr dans When We Were Real des réflexions métaphysiques mais elles sont toujours digestes et pertinentes. Et surtout elles ne constituent pas le cœur du récit.

Comme toujours chez Daryl Gregory, ce sont les personnages qui sont au centre. Des personnages qu'il développe longuement, à qui il donne – à tous et à chacun – une vraie identité . Des personnages qu'il rend attachants même quand le premier abord est détestable car chacun a sa vérité qui fait de lui ce qu'il est, qui est sa part d'humanité en dépit de son statut d'être simulé – statut qui finalement ne change pas grand chose car leurs questions métaphysiques, si elles sont différentes des nôtres, n'en sont pas moins métaphysiques et obligent donc à la foi plus qu'à la démonstration, et que leurs souffrances, leur espoirs, leurs chagrins, leur grandeur et leurs bassesses sont humaines, trop humaines, tout comme les nôtres.


Qu'importe alors comment se conclura la partie thriller qui laisse entrevoir un développement ultérieur dont on connaît la direction mais pas la conclusion, qu'importe que Gregory – intelligemment – pose les questions de l'identité, de la conscience, et du libre-arbitre mais laisse les réponses ouvertes, qu'importe que la fin semble peut-être un peu rapide, Gregory, une fois encore offre aux lecteurs un roman qui est beau parce qu'il est peuplé de vraies personnes dans toute la complexité de leurs existences et de leurs interactions. C'est la patte Gregory, on aurait aimé que le voyage ne finisse jamais. J'en redemande.


When We Were Real, Daryl Gregory


PS : La blague des trois frères irlandais

Chaque après-midi, cet Irlandais, euh, Mike, descend au pub, et chaque jour il commande la même chose : trois shots de whiskey. Un pour moi, un pour mon frère Pat qui vit aux États-Unis, et un pour mon frère Seamus qui vit au Canada.

Et ça se passe comme ça tous les jours. Mike arrive et commande la même chose : un pour lui, un pour son frère aux États-Unis, et un pour son frère au Canada. Puis un après-midi…

Un après-midi, Mike entre dans le pub, et le barman sort les trois verres. Mike l’arrête. « Non, » dit-il avec un soupir, « juste deux. » Et le barman dit : « Oh, Mike, je suis désolé. Il est arrivé quelque chose à l’un de tes frères ? »

« Non, c’est juste que j’ai arrêté de boire. »

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