La Vie secrète des robots - Suzanne Palmer


Sortie au Bélial, dans la prestigieuse collection Quarante-Deux, traduction de Pierre-Paul Durastanti, d'un recueil inédit en France (et partout ailleurs dans l'univers) de Suzanne Palmer. Ca claque ! De qui ?

Car, disons-le tout net, Suzanne Palmer n'est guère connue en France, sauf de ceux qui, comme le faisait l'extraterrestre Alf, « rodent la nuit sur les toits » et conséquemment apprennent des choses.

Suzanne Palmer, donc, qui n'est pas la sœur d'Ada (qui, elle, n'a rien à voir avec Lovelace)... tout ceci devient trop compliqué... je te renvoie donc, lecteur, à sa fiche Wikipedia (en anglais car la française n'existe pas, c’est dire si quand je te dis, lecteur, qu'elle n'est guère connue en France, je n'exagère pas ; c'est dire aussi à quel point les sagaces Quarante-Deux et l'éclairée direction du Bélial ont du goût, de l'estomac et de l'esprit, et sont, n’hésitons pas à le crier, des défricheurs d'indispensable singularité.).


Après ces onze lignes dignes d'un Chat-GPT en mal d'information fiable, laisse-moi te parler, lecteur, de La vie secrète des robots (le fameux recueil), car c'est pour ça que tu es venu.


Quatorze textes, une intro des Quarante-deux.

Sur l'intro, elle fait le job en présentant la dame. Elle dit aussi une chose qui aurait suffit à m'attirer si je n'avais déjà été déjà là : « Bien sûr, on trouvera aussi dans ce recueil une dimension poétique et mélancolique, quelques considérations féministes brutales, ou même une mise en scène des ravages futurs perpétrés par un capitalisme élevé au rang de philosophie, mais Suzanne Palmer rappelle à de nombreuses reprises que la SF, sans avoir besoin de justification , sait avant tout être une littérature sans cause (du peuple), qui ne cherche qu’à faire des expériences stimulantes sur des idées. En ces temps de changements climatiques (politique comme météorologique), c’est étonnamment rafraîchissant ». N'en déplaise à la partie vocale du fandom, merci, merci, merci Suzanne Palmer pour ça, et pour la qualité de vos histoires dont je vais parler maintenant.


Wittgenstein a  écrit : « Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre ». Cet aphorisme, que j'ai déjà utilisé ailleurs (pour parler de l’œuvre de Stanislas Lem par exemple), dit l'incommunicabilité absolue qui résulte de la différence radicale des systèmes de pensée, de proprioception, de représentation et d'intérêt qui sépare deux espèces vivantes différentes. Comment comprendrions-nous les robots ? Et les IA ? Palmer s'y essaie. Elle essaie d'être dans leur monde c'est à dire dans leur système de représentation. Elle essaie d'être leur voix et de nous les restituer.


C'est le cas dans ses deux textes qui ont gagné des prix Hugo (ils sont la suite l'un de l'autre et ouvrent et ferment le recueil, belle composition des Quarante-Deux), à savoir La Vie secrète des robots et Les Bots de l'arche perdue, où des bots entreprenants qui n’hésitent pas à outrepasser leurs verrous logiciels sauvent des humains individuels après avoir sauvé tout l’espace humain.


C'est le cas – kind of – dans Joe 33%, une histoire de cyborg publiée dans le Bifrost 117. Permets-moi, lecteur, de me citer (j'y parlais aussi d'un texte de Reynolds, tu l'auras compris) : « Deux histoires de soldats du futur dans des guerres aussi absurdes qu'éternelles, deux histoires d'humains si intimement liés à des éléments cybernétiques ajoutés que les frontières entre meatware et hardware finissent par se brouiller, deux histoires d'éléments IA dotés d'une très grande autonomie dans leurs interactions avec ces humains qui étaient censés les contrôler. Ce qui les différencie est le ton : résolument tragique pour le Reynolds, caustique, ironique et finalement presque optimiste pour le Palmer. L'humour de situation et le réconfort d'un bon repas au milieu d'une boucherie cybertechnologique, c'est peut-être ça le solarpunk lisible. »


Et aussi dans Scinque numéro trente-neuf, un récit de robots devenu seul, cherchant un partenaire et une mission à poursuivre, jusqu'à une forme de folie qui pourrait devenir meurtrière – le robot perdu et devenu solitaire est un thème (qu'une prolifération probable à venir des robots autonomes pourrait rendre pertinent bientôt) qu'on trouvait déjà chez Rich Larson par exemple.

Enfin, R.U.R. 8 ? rend hommage au texte fondateur de la mythologie robotique ; elle y place même un robot dont le nom est celui du créateur de robots dans la pièce originale.


Mais s'il y a partout des consciences robotiques, il n'y a pas que des robots dans le recueil. Palmer décrit aussi des mondes. Des mondes dans lesquels des formes de vie que nous avons du mal à appréhender luttent et tentent de survivre. Des mondes qu'il faut prendre le temps de parcourir lentement, d'écouter, de comprendre, pour aller vers eux avec une chance, si minime soit-elle, de communication.

C'est le cas dans l'étonnant et fascinant Dix poèmes pour les mossums, un pour l’homme, qui commence étrangement puis saisit et ne lâche plus.

C'est le cas dans le très beau Tomber du bord du monde, où un monde est créé, fruit de la rencontre involontaire avec une étrangeté radicale et de la nécessité qui s'ensuit, ou dans Peintre d'arbres.


Peintre d'arbres est l'un des trois textes, avec Le Plafond est ciel et Vol de retour, dans lesquels Palmer décrit les excès de capitalismes ayant réussi à échapper à tout contrôle étatique ou moral (un monde tel que le rêve sans doute Elon 'Trop d'empathie peut nous tuer' Musk même si Palmer a écrit ces textes avant l'énergumène).

Pour que le tableau soit complet, dans très le violent Vol de retour, Palmer invente un monde de travail indenturé, d'oppression religieuse et de sexisme structurel. Elle y place une ouvrière badass qui puise dans sa souffrance la force de remettre les plateaux de la balance à l'équilibre quoi qu'il puisse en coûter ; car Musk a tort, ce qui nous tue n'est pas l'empathie mais la lâcheté.


De plus, disons de Palmer – et ce n'est pas la moindre de ses qualités – qu'elle crée des mondes qui font vrais, qui font habités, qui font usés. Elle crée des mondes réalistes comme le western spaghetti l'avait fait en sortant le genre de l’imagerie d'Epinal. Elle raconte des mondes post-ap ou ap dans lesquels les humains vivent, coûte que coûte, car ils n'ont ni planète de rechange ni solution alternative. En ceci elle rappelle les textes du Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah ou le Black Planet des Sister of Mercy. Et elle crée aussi un espace peuplé de vaisseaux imparfaits, usés, endommagés, quelque part entre le Millenium Falcon et ses pannes récurrentes et, toute proportion gardée, les arches décrépites du Cycle des Inhibiteurs.


Mais ce qui ravit et émeut chez Palmer c'est l'humanité qui se dégage de chacun de ses textes. La solidarité, l'entraide, la résistance face à l'adversité qui s’exprime dans dans l'action individuelle, l'interpersonnel, un intuitu personae qui lie les êtres pouvants aux être souffrants, même s'ils ne se connaissaient pas préalablement. Palmer dit une humanité qui prend sa source dans l'obligation éthique individuelle d'aller de l'individu vers l'individu (vers ce visage qui était capital pour Levinas), loin des systèmes et des structures – même contre les systèmes et les structures – qu'aiment tant développer certains auteurs, notamment en France, qui pensent toute causalité en terme de détermination et toute solution en terme d'action collective.

Chez Palmer comme chez Levinas, « Le visage, c’est ce qui m’interdit de tuer », c’est aussi ce qui me rend responsable. Nul besoin de système.


Robots, IAs, étrangeté, écoute, contact, atomicité, résistance individuelle, visage, Suzanne Palmer écrit une belle SF qui n'oppresse pas mais emmène son lecteur loin – je ne dirai pas vers l'infini et au-delà car c'est parfois juste au détour d'une puce de silicium ou au fil d'une guerre sans fin que se trouve le dit ailleurs, en tout cas c’est toujours dans le visage de l'Autre.

La Vie secrète des robots est un beau recueil. Il excite autant le cœur que l'esprit.


La Vie secrète des robots, Suzanne Palmer

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