Réédition aujourd'hui dans la collection Une Heure-Lumière de L'Inversion de Polyphème de Serge Lehman.
Publié pour la première fois dans le numéro 5 de Bifrost en 1997 (Olivier Girard, le boss, explique tout ceci dans une touchante préface), titulaire du Prix Ozone 1998, L'Inversion de Polyphème est un texte qui parlera à tout amateur d'Imaginaire.
Le lieu est la banlieue parisienne. L'époque, la fin des 70's.
Les acteurs sont une bande restreinte : trois garçons et une fille qui passent les vacances aux Loges alors que leurs copains sont partis.
Ces quatre s'appellent Hugo, le narrateur, Francis, Paul et Mick. Ils ont treize ans environ, Paul est un poil plus âgé (suite à un accident, Paul a un œil de verre, ce qui meut l'histoire et explique le titre).
Ils lisent de la SF, Fiction, Strange, aiment Gene Colan et les Fantastiques. Tant d'autres choses encore.
Surnommés sans aménité Les voyous du 54 par le père d'Hugo (un père freudien, transmetteur de la Loi aux deux sens du terme), les quatre traînent leur ennui et leurs conflits familiaux plus ou moins pertinents (souvent plus que moins) dans les environs des Loges. Non loin en effet ils ont une cabane secrète (et même un bunker) qu'ils remplissent de livres en grande partie volés au libraire local. Ces livres, ils les font tourner entre eux, de même que le peu de comics qu'ils peuvent se procurer à l’époque.
Voler des livres, quelqu'un qui ne l'aurait pas fait en quantité industrielle peut-il vraiment intégrer le peuple de la SF? J'en doute.
Eux, comme d'autres ailleurs, sont les tenants d'une culture minoritaire et disqualifiée que le système a récupérée depuis pour en faire un produit de grande consommation. Ils la font vivre, la transmettent, la produisent même (Hugo écrit des romans amateurs ; c'est lui qui, vingt ans après, devenu pro, raconte leur histoire).
Dans cette culture les quatre se réfugient, loin de la grise monotonie du monde ; ils y croisent en pensée ces elfes et ces fusées dont la France des 70's est absolument dépourvue.
Et voilà que Paul entraîne la bande sur un terrain proche qu'ils utilisent souvent comme lieu d'aventure, qu'il leur montre des merveilles (dixit O. Girard), et qu'ils se retrouvent alors au centre d'une incroyable épopée qui leur prouve, comme Peter Pan le fit pour Wendy et ses frères, qu'il y a un monde au-delà du monde et que la foi en celui-ci peut permettre de l’atteindre.
Texte nostalgique d'une adolescence enfuie, texte qui dit l'amour de l'Imaginaire, L'Inversion de Polyphème rappelle bien des souvenirs. Et peu importe qu'on ait ou pas vécu ces années et ces moments, le point est compréhensible par tous, quelle que soit la réalité sensible on peut (re)connaître la forme.
La prégnance de l'escapisme imaginaire chez certains adolescents, l'attirance violente pour une réalité plus chatoyante que le monde réel, la récurrence des violences et conflits intrafamiliaux (dans une société où ceux-ci étaient tolérés au point qu'on faisait la plupart du temps avec), la présence des filles (ou de La fille) qui bouleversent les garçons, les attirent, les effraient, comme de puissants aimants omniprésents dont la polarité changerait sans cesse. Tout ceci parlera, qu'on ait ou pas vécu les 70's. Manque juste la musique, ici en arrière-plan.
Dans L'Inversion de Polyphème, Lehman rejoint d'autres auteurs qui ont parlé peu ou prou des mêmes choses et il le fait tout aussi bien. On pense au Jeffty d'Harlan Ellison, on pense fortement au Morwenna de Jo Walton.
On pense aussi, et c'en est stupéfiant, à Lehman citant Lehman dans son récent album Les Navigateurs. Les parallèles abondent entre les deux œuvres, on change de support pour raconter la même perte, celle de l'innocence peut-être. Car l'âge adulte est passé par là et qu'il a emporté avec lui une partie du merveilleux auquel on croyait alors sans avoir à faire d'effort.
« N’écoute pas tes parents. Fais ce que tu as envie de faire. Tu as du talent. Il te reste à apprendre à te servir de ta tête. » En effet, ça peut être un projet.
L'Inversion de Polyphème, Serge Lehman
L'avis de Feyd Rautha
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