Le mensonge suffit - Christopher Bouix

* AVANT-PREMIERE : SORTIE EN AVRIL, UNE REDIFFUSION AURA LIEU * France, futur proche. Ethan Chanseuil est marié et père de trois enfants. Il est au chômage depuis trois ans. Il est référencé comme citoyen-utilisateur numéro 620.519.367-78. Sa valeur nette d’existence est estimée à 53611 crédits. Pas fameux ! Ce soir il est conduit ligoté, bâillonné, cagoulé sur une scène inconnue. Face à lui se trouve Milo, une IA incarnée dans un corps humanoïde. Des centaines de millions de métaspectateurices les observent virtuellement à travers leurs yeux connectés. Le spectacle – car c'en est un – va durer deux heures, deux heures à l'issue desquelles les spectateurs virtuels devront voter pour ou contre la culpabilité d'Ethan dans le meurtre de son beau-père. L'article L111-1 du Code de l’organisation judiciaire dispose que « Les juridictions judiciaires rendent leurs décisions au nom du peuple français » . Christopher Bouix pousse la chose à son extrême en transformant l'aud...

Une vie de saint - Christophe Siébert


Une vie de saint, qui sort aujourd'hui, est le dernier roman en date de Christophe Siébert situé dans la république post-soviétique fictive de Mertvecgorod. Il fait suite à six qui le précèdent ainsi qu'à quelques textes courts (même un de votre serviteur) publiés sur son site, Bienvenue à Mertvecgorod, que je conseille vivement pour sa familiariser avec les lieux si on ne l'est pas déjà.

Au fil des centaines de pages dont sont faits ces nombreux récits, Siébert construit pierre après pierre une œuvre monumentale, brutaliste dirais-je pour être dans l'air du temps cinématographique ;), une œuvre qui fait d'ores et déjà date dans l'Imaginaire français et plus généralement dans la littérature française.

Sur tout ce qu'il faut savoir sur le contexte et les opus précédents, je renvoie à mes chroniques précédentes, longues et détaillées.

Pour ce qui est d'Une vie de saint, que dire qui n'ait déjà été dit ? En d'autres termes, comment critiquer le septième Rougon-Macquart ? Tentons ce périlleux exercice.


Une vie de saint c'est la biographie fictive du svatoj (saint) Nikolaï, le gourou mystique et magique qui était à l'origine du cataclysmique attentat qui servait de point d'orgue à Images de la fin du monde.

Nikolaï, un starets oscillant sans cesse entre bien et mal, entre corruption personnelle et volonté de purification tant individuelle que sociale.

Nikolaï, un mystique dément du bois de ceux dont est peuplée la littérature russe.

Nikolaï, mort plusieurs fois et toujours revenu pour reprendre sa mission.

Nikolaï, revenu par sa propre volonté à un état de nature qui le connecte au monde et lui a dévoilé les manigances d’un démiurge créateur du monde factice qui coupe les hommes du monde vrai.

Nikolaï, un membre de la nomenklatura qu'il accompagne dans ses perversions, et aussi un traître en son sein qui veut sauver la république indépendante de Mertvecgorod des inégalités et de l'infamie politique qui la gangrènent depuis longtemps, ironiquement encore plus depuis la chute de l’URSS.

Nikolaï, qui aura voué sa vie à vaincre le démiurge pour libérer les hommes de l'illusion du monde fabriqué dans lequel aucun bonheur n'est possible, si ce n'est au bénéfice d'un petit nombre qui jouit (à tous les sens du terme) de l'affliction de tous les autres. Que des jeux à somme nulle dans le monde de Mertvecgorod, avec un petit nombre de joueurs qui par le meurtre, le viol, le sexe brutal, la prédation économique et spirituelle, dépouillent des millions d'autres de bien-être comme de dignité – d'une certaine manière notre monde en version premium. Le monde de Mertvecgorod (car l'étranger participe aussi à corrompre) est répugnant comme l'est parfois Nikolaï, à cette différence près que ce dernier sait aussi aimer et qu'il puisera dans cette source d'amour pour devenir le messie des crevards et tenter de libérer les pauvres, les exclus et les parias – ceux que Paugam nomment les disqualifiés et qui à Mertvecgorod sont majoritaires –, par le sang et le feu, avec des conséquences que lui même n'aurait pu prévoir.


Une vie de saint c'est la biographie fictive d'un agitateur mystique et débauché qui ressemble à Raspoutine au point de mourir exactement comme lui à la page 95 du roman – mais Nikolaï, lui, reviendra ; Nikolaï ressemble tant à Raspoutine que c'est l'un de ses portraits les plus connus qui sert de couverture au roman.


Une vie de saint c'est l'histoire politique et sociale fictive de la fictive Mertvecgorod, verrue et chancre sur la cul de l'Europe, réceptacle de toute son ordure, si semblable en pire à ce qui est advenu des pays de l'Est « libérés » du joug communiste totalitaire. C'est une histoire faite d'intrigues, de meurtres, de coups d'Etat, d’accaparement du pouvoir et des richesses par une poignée d'aventuriers intrépides et dépourvus de tout scrupule qui vivent sur la république et sa population comme des tiques sur un chien, des tiques si goulues qu'elles finissent par tuer le chien.


Une vie de saint ce sont des références presque explicites au Mishima de la fin et au Lovecraft du Sultan des démons. Mal politique d'un côté, mal matériel de l'autre, même si, ici, une forme évidente de métaphysique est manifestée dans les paroles et les miracles du svatoj a contrario du strict matérialisme d'HPL.


Une vie de saint c'est encore une fois un fix-up entre biographie autorisée, autobiographie, manifestes, etc. qui offre au lecteur une vision kaléidoscopique d'une situation complexe et des nombreux personnages qui la déterminent. C'est également le texte qui rassemble tout ce qui avait été dit précédemment et lui donne une cohérence.

C'est aussi encore une fois une preuve éclatante du talent proprement stupéfiant (!) de Christophe Siébert. Son ton lorsqu'il raconte est litanique et violent. Il spirale, monte, enfle, entraîne le lecteur dans une de ces transes que professe Nikolaï le svatoj et qui l'aident à se connecter à ce monde vrai qui n'est pas celui du demiurge. On en sort à chaque fois essoufflé après avoir lu des dizaines de pages hallucinées pleines de bruit et de fureur, de sang, de sexe, de sperme, de cyprine, et de tous les autres fluides qu'on puisse imaginer.

Car Nikolaï, tout saint qu'il est, n'est pas un saint chrétien. Il n'est pas ce Saint Augustin qui haïssait les pêchés au point d'écrire « Pour moi, j'ai été formé dans l'iniquité, et ma mère m'a conçu dans le péché ». Sa magie est celle du sang, du sperme, du sexe et de la connexion par l'union des chairs (connexion que ses alliés/ennemis de l'élite de Mertvecgorod travestissent à leur profit en abusant de la contrainte et de l'annihilation pour tirer de la souffrance d'autrui un pouvoir sans cesse accru). Et là alors il rejoint le Saint Augustin du : «  Inter faeces et urinam nascimur », « c'est entre fèces et urine que nous naissons », qui ramène l'homme à ce qu'il est d'abord, un sac de chair et de fluides animé, toujours à un battement de cœur de la corruption finale – c'est là, dans cette glaise, qu'est la magie si magie il y a.


Toi, lecteur, tu sortiras désorienté de tant d’enchaînements logiquement évidents, de tant de manières différentes de dire – dans une langue parlée qui sonne si vraie – la corruption, la misère, les bassesses, l'absence de toute morale comme les compromissions de ceux qui s'illusionnent sur le fait qu'ils en ont une. Tu sortiras désorienté de tant d'iniquité que rien n'arrête, et abasourdi de la force qu'il faut pour résister à la puissance qu'offre le mal. Tu sortiras atterré du martyre d'une population tombée toute entière entre les griffes d'un clan de Gilles de Rais modernes prêts à tout sacrifier pour leur propre achèvement. Tu sortiras stupéfié de la puissance du verbe de Siébert sans laquelle tout ceci serait grotesque et grâce à laquelle tout s'écrit en toi au fer rouge te marquant de manière définitive.

On demande parfois quels livres marquent l'esprit pour toujours, Une vie de saint est de ceux-là. Et l’œuvre dans son ensemble est sûrement la construction la plus impressionnante de la littérature française aujourd’hui.


Une vie de saint, Christophe Siébert

Trigger Warning : Y'en a trop.

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