Le mensonge suffit - Christopher Bouix


* AVANT-PREMIERE : SORTIE EN AVRIL, UNE REDIFFUSION AURA LIEU *

France, futur proche.

Ethan Chanseuil est marié et père de trois enfants. Il est au chômage depuis trois ans. Il est référencé comme citoyen-utilisateur numéro 620.519.367-78. Sa valeur nette d’existence est estimée à 53611 crédits. Pas fameux !

Ce soir il est conduit ligoté, bâillonné, cagoulé sur une scène inconnue. Face à lui se trouve Milo, une IA incarnée dans un corps humanoïde. Des centaines de millions de métaspectateurices les observent virtuellement à travers leurs yeux connectés. Le spectacle – car c'en est un – va durer deux heures, deux heures à l'issue desquelles les spectateurs virtuels devront voter pour ou contre la culpabilité d'Ethan dans le meurtre de son beau-père.


L'article L111-1 du Code de l’organisation judiciaire dispose que « Les juridictions judiciaires rendent leurs décisions au nom du peuple français ». Christopher Bouix pousse la chose à son extrême en transformant l'audience pénale en moment de télé-réalité et en étendant le « jury » à la totalité connectée de la planète. Dans l'affaire qui nous intéresse, Milo a deux heures pour convaincre les spectateurs de rendre majoritairement un verdict de culpabilité, et Ethan doit logiquement rendre évidente son innocence. Pas de « preuve hors de tout doute raisonnable » ici, pas de Douze hommes en colère, des centaines de millions de spectateurs regardent et votent, leur vote fera décision.


Le mensonge suffit est le dernier (court) roman de Christopher Bouix après le très bon Alfie et Tout est sous contrôle.

L'auteur s'en donne à cœur joie (on le suppose) à décrire par l'entremise d'une audience pénale une société qui est la nôtre à l'avenir, avec tous ses travers actuels devenus la norme hégémonique.


Tout le bullshit contemporain y est, de manière explicite, dans la bouche de Milo, les commentaires de la voix-off, et les pubs illustrées qui séparent les chapitres (on est dans la télé-réalité, ergo il y a des interruptions régulières du flux pour passer de la pub).

Tout y passe donc. La bienveillance, le vivre-ensemble, l'orthographe inclusive, l'inquiétude devant le risque d'offense, l'obsession hygiéniste, la métaphorisation du vocabulaire afin qu'aucun vilain mot (surtout lié à la mort) ne sorte d'aucune bouche – le tout rappelant que liberté et bienveillance ne sont pas l'absence de normes, juste de nouvelles normes qui s'imposent et contraignent tout autant que celles qu'elles ont remplacées.

Y passent aussi la publicité omniprésente, la quantification personnelle (ici rendue publique, mise à disposition des spectateurs), la surveillance algorithmique permanente et « volontairement » intégrée dans le corps même, la pression constante à l'achat dans un monde de surveillance assumé, la manipulation du public par des médias qui, usant de moyens de quantifications mathématiques du mood social, « font l'opinion » comme l'écrivait Patrick Champagne dans un livre connu.

Et puis surtout, surtout, comme l'esquisse le crédit social chinois ou les estimations chiffrées réalisées par Hirshleifer ou Schelling, on y calcule une valeur des vies humaines, fluctuante à chaque instant et dépendante d’un algorithme qui estime le bien-être additionnel que peut apporter à la société un individu donné dans une situation donnée à un moment donné, un utilitarisme strict devenu ici scientifiquement légitimé.


Sous la forme d'un dialogue commenté par une voix-off, Bouix offre ici un roman qui ressemble fortement à une pièce de théâtre, comme si un épisode de Black Mirror était monté sur les planches. Les trois unités de temps, de lieu et d'action laissent supposer qu'on est dans une tragédie mais il faudra lire pour savoir si c'est le cas, savoir si Ethan est coupable ou pas, savoir s'il sera condamné ou acquitté, savoir si on « accélérera son chemin vers la fin de vie » (expression plus politiquement correcte qu'une autre si laide qu'on ne peut la dire) ; des questions rendues plus ardues par les non dits d'une société qui vont se révéler au fil des pages et rappeler fortement les biais quantitatifs des nôtres.


Court (150 pages), rythmé, percutant, souvent drôle, Le mensonge suffit se lit d'une traite avec plaisir et jubilation. J'ai juste regretté une surprise finale qui n'est jamais venue ; j'avais espéré, après le pari d'Ethan reproduisant celui de l'avocat de Landru, qu'un brillant tour de passe-passe adviendrait. Pas de ça, tant pis, j'ai aimé quand même.


Le mensonge suffit, Christopher Bouix

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