Eric LaRocca - As-tu mérité tes yeux ?

Agnes Petrella est une jeune américaine un peu dans la dèche. Elle est lesbienne aussi, ce qui ne change pas grand chose à l'histoire au début alors que « dans la dèche » en est le point de départ. En ce 26 mai 2000, Agnes, qui a besoin de 250$ pour payer son loyer du mois, poste sur un forum queer une annonce pour mettre en vente un épluche-pomme vieux de plus d'un siècle. Contrairement à ce qui se pratique habituellement, elle a composé pour ce faire un message de presque quatre pages dans lequel elle explique avec force détails à quel point cet épluche-pomme est un élément important de son histoire familiale et donc à quel point aussi il lui est pénible de s'en séparer. Nécessité faisant loi elle s'y est finalement décidée mais, dit-elle, elle ne consentira à vendre l'objet qu'à un collectionneur sérieux (!). Deux jours plus tard, après quelques réponses insultantes, Agnes en reçoit une intéressante d'une certaine Zoe Cross qui dit être intéressée et prêt...

Sofia Samatar - The Practice the Horizon and the Chain


Espace, après la chute de l’écosphère terrestre.

Une flottille de vaisseaux tourne sans fin non loin d'un amas d’astéroïdes. Elle en tire les ressources dont elle a besoin pour fonctionner et soutenir la vaste population qu'elle abrite. Les astéroïdes épuisés elle sautera vers un autre amas ; c'est déjà arrivé.

Voilà pour le décor. Imagine, lecteur, la flotte coloniale de Galactica, non armée. Mais il y a une différence de taille. Les colonistes de Galactica sont de belles personnes alors que les occupants de la flotte dont je parle sont loin de l'être tous. Sofia Samatar te l’explique dans sa dernière novella The Practice, the Horizon, and the Chain. Suis le guide !


The Practice, the Horizon, and the Chain est l'histoire du « garçon », de la « femme », du « prophète » et de quantité d'autres enfermés ensemble mais pas de manière identique à l'intérieur de vaisseaux fonçant sans trêve ni repos dans le noir de l'espace.

Le garçon vit dans les Cales d'un des vaisseaux. Comme le prophète, et comme quantité d'autres qui sont enchaînés les uns aux autres par groupes, à travailler sous la surveillance des gardiens. Esclaves, pas d'autre mot. Séparés par sexe. Déplacés et utilisés. Porteurs leur vie durant d'une chaîne à la cheville qui les relie aux autres membres de leur groupe d'assignation ou à un mur. Je passe sur le niveau de confort ou de soin, tu l’imagines sans peine, lecteur.

Le garçon a pour ami le prophète, un vieillard enchaîné comme lui qui lui parle de choses au-delà de la Cale, de libertés passées ou à venir.

La femme vit en haut, là où il y a du bon air, de la bonne nourriture, où on n'est pas enchaîné et où on a des activités intéressantes. La femme, par exemple, est universitaire. Particularité : la femme est la fille d'un homme de la Cale qu'on a amené en haut à l'occasion d'un programme d'élévation expérimental. Les années ont passé, le programme a cessé. Elle le réactive aujourd'hui et c'est dans ce cadre que le garçon, qu'elle a sélectionné, est amené en haut – comme le père de la femme, aujourd'hui décédé, l'a été des décennies plus tôt – afin d'étudier et de vivre comme l'un des habitants privilégiés du haut du vaisseau. Si tout se passe bien le programme d'élévation sera complètement réactivé et quantité de jeunes de la Cale pourront en profiter. Si tout se passe bien...


The Practice, the Horizon, and the Chain est un texte très intéressant qui se termine hélas beaucoup trop dans l'emphase.

Samatar décrit dans son texte une société spatiopérégrine clivée entre haut et bas, vaisseau et Cale, avec des hommes libres en haut et des esclaves en bas. On pense bien sûr à L'Incivilité des fantômes de Rivers Solomon. La novella, néanmoins, est assez différente.


D'abord parce que la société de la Cale y est moins décrite ; on comprend bien sûr ce qu'il en est mais Samatar s'adresse à notre connaissance implicite afin de ne pas trop développer. L'essentiel dans ce texte est en haut. C'est en haut, par la confrontation entre haut et bas, entre velléités et sentiments refoulés, que la vérité de ce qui se passe est dite.

Car par-delà les inégalités civiques et politiques évidentes dites par Samatar, c'est la rencontre entre le garçon venu du bas et ceux-là même qui l'ont choisi pour les rejoindre qui sert de révélateur des rapports (de classe?).

En haut, pas de chaîne. Mais pour beaucoup, dont le garçon et même la femme ou d'autres encore y compris les gardiens, un anneau de cheville connecté.

En haut, le libéralisme de chercheurs en sciences humaines qui veulent « humaniser l'espace ». Mais pas de nom propre, même pour les nouveaux venus qu'ont dit amis – Malcolm X avait au moins pu décider d'abandonner le sien, ici ceux d'en haut ignorent même ceux des gens du bas.

En haut, l'éducation pour le garçon et une sincère aménité. Mais l'exclusion possible et le retour au point de départ à chaque manquement.

En haut, un regard non méprisant sur la vie du bas. Mais une vie qui y est vue comme un intéressant sujet d'étude et jamais comme une énormité à transformer.

En haut, la possibilité de voyager confortablement en navette d'un vaisseau à l'autre. En bas aussi mais dans des conditions qui sont la copie conforme de celles qui régnaient sur les bateaux esclavagistes.

En haut, le focus mis sur le nom des disciplines universitaires plus que sur la société.

En haut, le bracelet et pas de chaîne mais...tu devras le découvrir, lecteur.


Ensuite parce que le point ici est la possibilité de l'émancipation, notamment universitaire, par les programmes d'accès qu'on peut qualifier de « discrimination positive » dans une société qui par ailleurs ne change pas.

C'est ce point qui importe ici.

Que peuvent des chercheurs qui sont, de fait, privilégiés ? Que peuvent-ils faire à part reproduire par leur enseignement – et donc la transmission d'un forme de culture et de légitimation –  la structure sociale qui en fait des privilégiés ? Que signifie une émancipation réservée à quelques-uns sélectionnés par ceux-là même qui dominent ?

Les structures sont structurantes car elles sont structurées. Elles ne peuvent donc pas être des agents de changement. Et quand le changement semble venir, quand certains ne gardent pas la place qui leur a été assignée et ne jouent donc pas leur rôle, des réflexes et des préjugés parfois inconscients refont surface et deviennent actifs. En dépit de la croyance en un progressisme affirmé.

Sans trop spoiler, disons que tout ce qui est subtil dans ce texte – bien des choses le sont – sert à mettre progressivement en évidence une forme d'impossibilité. « Can the University be a place of both training and transformation ? » se demande la femme. La réponse semble être négative. A moins que...


A moins que, comprenant que leurs « alliés » n'en sont pas vraiment, les damnés de la Terre s'unissent et constituent un réseau où tous se voient et où tous agissent les uns pour les autres. A moins que la Communauté des égaux par leur place dans les rapports de production ne se lèvent pour agir.


C’est un projet politique d’émancipation autonome par l'empowerment. Pourquoi pas ?

Hélas, tout ce qui était fin (pas de races, juste des dominants et des dominés et des transfuges qui ont troqué une dure et courte laisse pour une autre plus douce et plus longue), subtil (on ne comprend la vérité des rapports sociaux que très progressivement et certaine révélation est stupéfiante), et joliment écrit jusque là (par touches, sans jamais insister), cesse en partie de l’être.

L'intrigue repose de plus en plus au fil des pages sur une forme de magie du lien entre les êtres qui, par moment, rappelle furieusement la Force de Star Wars, l’appel aux morts présents et passés fait un peu trop élégiaque, et la dernière partie (il y en a trois dans le texte) devient progressivement si emphatique, messianique même, qu'elle en est hélas grandiloquente (on croirait entendre la musique, les cuivres tonitruants qui signalent que là sont en train d'être pensées de fortes et belles pensées et que sont en train d'être faites de belles et fortes choses).


Alors The Practice, the Horizon, and the Chain est un texte intéressant que son autrice garde sous contrôle durant les deux premiers tiers avant de lui lâcher la bride, sans doute volontairement, et c'est à partir de là qu'il devient moins convaincant.


The Practice, the Horizon, and the Chain, Sofia Samatar

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