Sortie du volume 2 du Journal inquiet d'Istanbul de Ersin Karabulut – un volume 2 étonnamment sous-titré "2007-2017" au lieu d'une plus explicite numérotation. On retrouve dans ces presque 200 pages le personnage de l'auteur se mettant toujours en scène pour nous raconter sa vie dans la Turquie des années proches, une Turquie qui, politiquement, s'éloigne de plus en plus de nous et ne cherche même plus à le dissimuler.
Milieu de la première décennie du siècle. Devenu un pilier de la revue satirique Penguen, Ersin doit néanmoins toujours affronter tant la précarité économique d'une profession qui ne paie guère que le dépit de parents qui continuent d'exprimer à bas bruit une forme de déception devant le métier qu'il s'est choisi, sans compter l'inquiétude qu'ils ressentent pour leur fils dans une Turquie qui se transforme peu à peu en autocratie islamiste.
Car, de fait, les années 2007-2017 sont celles de la montée en puissance des islamistes de l'AKP – que beaucoup disaient, à l'époque, modérés, n'hésitant pas à les comparer à la démocratie-chrétienne par exemple – autour de celui qui fut d'abord maire d'Istanbul dans les années 90 avant avant de devenir le premier ministre turc après les élections de 2002 et quelques péripéties.
Nationaliste et islamiste, Erdogan polarise progressivement une vie politique turque qui l'était déjà passablement. De plus en plus autoritaire, le gouvernement turc connaît une première grande vague de contestation en 2013, à laquelle Ersin participe peu ou prou.
Face à la pression populaire, le pouvoir, loin de lâcher du lest, se durcit et les campagnes de harcèlement des opposants de multiplient. Parallèlement, les groupes islamistes sont de plus en plus présents dans la société même, usant de l'intimidation pour changer les comportements. Nationaliste et islamiste, le pouvoir d'Erdogan – qui s'était rendu célèbre avec la citation : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats » qui lui avait valu d'être emprisonné en 1998 – cache de moins en moins sa tentation autoritaire ou le double discours qu'il entretient suivant qu'il parle à l'étranger ou en interne.
Parallèlement à la grande Histoire, inquiétante, celle d'Ersin, qui en est indissociable, raconte une ascension et la réalisation d'un rêve. Le jeune homme fait ce qu'il aime, il est connu et reconnu, il quitte même un jour Penguen, avec quelques collègues, pour fonder sa propre revue, Uykusuz (Insomniaque). Une revue satirique, encore, qui se retrouve de plus en plus souvent à commenter une actualité politique intérieure dont Erdogan est au centre. Et courageusement, même si Ersin n'est pas toujours le moteur de ce courage, la revue prend une place conséquente et qu'on peut dire d’opposition dans le débat public opposant démocrates et autoritaires ou islamistes et laïcs dans un contexte tendu et souvent inquiétant.
Vient l'attentat contre Charlie Hebdo et les satiristes turcs dont Ersin découvrent qu'on peut mourir pour un dessin. Belle preuve de courage, les trois principaux magazines turcs publient la même Une en hommage à Charlie (voilà pourquoi cette chronique est publiée aujourd'hui, dix ans après le 7/1/2015). Un trio reproduit dans l'album, et ci-dessous, qui leur vaudra quantité de messages d'insultes ou de menaces au point qu'Ersin et ses collègues discutent de chemins de fuite au cas où surviendrait un attentat dans leurs propres bureaux. C'est l'ambiance de l'époque.
Et ça continue encore et encore : Erdogan était président depuis 2014, l'AKP avait récupéré la majorité absolue au Parlement après quelques péripéties durant l'année 2015, vient le coup d'Etat militaire raté de 2016. Erdogan en profite pour purger l'armée et l’administration avant de réformer la Constitution pour instaurer un régime présidentiel, augmenter ses pouvoirs et mettre la justice au pas.
Epuisé par l'actualité politique et les difficultés internes au journal, surmené, à la limite de la dépression, Ersin finit par accepter la proposition d'un ami d'aller le rejoindre pour six mois aux USA afin de changer un peu d'air. Ce sont dix ans de raisons de faire ce voyage qu'il raconte dans l'album, sans rien cacher de ses faiblesses ni de ses moments de lâcheté ou de bassesse.
Très humain, Ersin Karabulut ne se met pas toujours en valeur dans son récit, il raconte la vie d'un humain avec ses grandeurs et ses petitesses, mais on peut considérer sans risque d'erreur qu'être dessinateur de presse puis leader d'un magazine d’opposition dans un régime autoritaire est le signe d'un courage qui est d'autant plus grand qu'il ne se dit jamais ouvertement.
A lire à l'heure où on se demande une fois encore si un nouveau groupe islamiste – en Syrie cette fois – sera convivial ou pas (et surtout parce que l'album est passionnant, beau, et encore une fois très drôle).
Journal inquiet d'Istanbul, 2007-2017, Ersin Karabulut
Commentaires
J'avais lu le premier sur ton conseil il me semble - j'en profite pour te remercier - je ne manquerai pas de lire ce deuxième tome.