Je suis surchargé de travail, lecteur. Résultat : des lectures et des chroniques en retard et peu de temps pour rattraper. Alors chroniques courtes, faisons ce qu'on peut dans le temps qu'on a ; as Chaucer said, time and tide wait for no man.
Après le décadantiste Pornarina, Raphaël Eymery revient avec Masha la sans-utérus, un roman très noir, réservé par l'éditeur aux adultes.
Europe contemporaine. Masha la sans-utérus raconte l'histoire de deux vieux amis. Vieux car se connaissant depuis très longtemps, vieux car tout simplement âgés.
Le premier, dont on peut penser un temps qu'il est le personnage principal, se nomme Augustin. Comme ce saint et penseur chrétien qui, après une jeunesse de débauche, devint un ascète de la pire espèce. Comme cet homme qui avait pris le sexe en telle horreur qu’il écrivit « je suis né dans l'iniquité, et ma mère m'a conçu dans le péché » ainsi que l'inénarrable « c'est entre fèces et urine que nous naissons ». C'est donc le sexe et la reproduction, qui en résulte et prend réalité non loin des terribles parties sexuelles, qui faisaient horreur à Saint Augustin. Comme à l'Augustin du roman après une (première et dernière) expérience traumatisante avec Masha la sans-utérus, une prostituée peut-être, étrange, maladive, qui dévida ses entrailles sur lui en lieu et place du premier rapport sexuel promis.
Le vagin est ici le lieu d'expulsion horrifique d'horreurs à venir, comme chez Saint Augustin ou, d'une autre façon, comme chez Pascal Quignard qui est explicitement cité.
Après le traumatisme, Augustin, détruit pour la vie, cohabitera avec une sex doll, Stoya, à qui il voue un attachement aussi fou que contra natura (comme aurait dit le saint).
Le vieil ermite dollophile est sorti de décennies de stase au début du roman par son ami Lucian, un vieillard qui fut marié et engendra même, avant de prendre la fuite, incapable d'assumer la notion de paternité.
Lucian veut qu'Augustin l'accompagne en Ukraine, à l'Institut des sciences traumatiques de Malampia. Là-bas, dans un cadre sordide, une docteur Rachilda soignerait les hommes, tous des puceaux, victimes de Masha à travers l'Europe.
Après quelques moments de conviction, Augustin accepte de suivre Lucian, sans oublier d'emporter Stoya, à la fois partenaire sexuelle et sentimentale, dont il est incapable de se séparer.
A Malampia, Augustin découvrira les autres victimes de Masha, avant d'entrer dans la danse macabre de la sans-utérus et de propager la mort lui-même. Quant à Lucian, le libidineux assailli sans cesse par des fantasmes sexuels que son âge et son état rendent de moins en moins crédibles, il trouve une forme d'amour nouvelle auprès du docteur Rachilda, de beaucoup sa cadette. Une femme qu'il fuira, reproduisant ainsi sa première première désertion, quand, devenue enceinte de lui, il la renommera Gravide.
Le roman est surtout l'histoire, en fond, de Masha, banshee vengeresse des femmes abusées, éternelle succube passant d'incarnation en incarnation pour faire payer à des puceaux (!) le sort subi par tant et tant de femmes. Masha qui, sans utérus, ne remplit pas la fonction biologique spécifique des femmes et n'est donc que la figure d'une vengeance à exercer hors des déterminations biologiques. Libre car ne devant rien fournir à la société, monstrueuse pour celle-ci qui ne voit souvent dans les femmes que les utérus qui lui permettent de se reproduire.
Masha la sans-utérus est un roman pour adultes, qui met en scène un décor et des humains crades. Reprenant la thématique de Quignard sur la naissance comme traumatisme, référençant tant des œuvres paraphiles que les crimes de Jack l'éventreur, Masha la sans-utérus, dans un décor sordide qui évoque les œuvres capharnaüm de Petr Valek, trimballe son lecteur dans un récit étrangement hypnotique à ne pas mettre entre toutes les mains. On y croise les violences faites aux femmes, la reproduction comme effet secondaire involontaire d'une sexualité qu'on pratique, en général, dans d'autres buts, l'évitement du sexe interhumain entre abstinence augustinienne et paraphilie des sex dolls, le refus de l'engendrement comme destin inévitable.
On visite ces lieux et ces idées, emporté par la dérive des deux personnages humains et le plan implacable de celle qui est inhumaine, au milieu de références (comme dans Pornarina) de Rachilde à Augustin en passant par D'Aurevilly. On y côtoie des fluides, des odeurs, des abjections qui nous ramènent à notre bestialité à un point tel qu'il est difficile d'en sortir autrement que misanthrope s'il est vrai que l'humanité est, au niveau primordial, ce que décrit Eymery dans une apocalypse de body horror et de fluid-porn. On en sort ébranlé par tant de traumatisme, l'auteur rejoignant ici tant Quignard qu'Augustin l'illustre. Ce n'est certes pas déplaisant.
Masha la sans-utérus, Raphaël Eymery
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