La bande du Panorama c'est trois garçons, Arthur, Sébastien et Max. Amis depuis le collège, les trois résidents de la rue du Panorama (sur les hauteurs de la banlieue parisienne) partagent les mêmes passions et vivent cette compacité qu'on crée quand on est jeune et qu'on fait tout ensemble.
Viennent les années lycée où arrive une nouvelle, Neige Agopian. Photographe amateur, belle à se damner, l'adolescente se joint peu à peu à la bande et à son journal lycéen.
Comme c'est souvent le cas, les trois gars gravitent autour d'elle. Puis Neige part, quittant le lycée et la France pour aller vivre à Londres, laissant les trois garçons un peu abasourdis.
Vingt ans plus tard, Arthur croise Neige, rue du Panorama encore. Il prévient les deux autres, ils sont invités à un dîner de retrouvailles – qui ne se passe pas si bien que ça. Puis Neige disparaît...et les trois garçons se lancent à sa recherche.
Les Navigateurs est un one-shot de Serge Lehman et Stéphane de Caneva, scénariste et dessinateur qui avaient déjà collaboré sur
Métropolis et l'ultime opus de
La Brigade chimérique. Ici encore, le duo fonctionne à merveille et nous propose un thriller fantastique contemporain que je qualifierais tant de psychanalytique que de lovecraftien sans oublier de dire qu'il rend hommage à
la pratique de l'urbex. Voyons cela plus en détail.
A travers quatre personnages que la vie n'a pas plus épargné qu'elle n'épargne quiconque, Lehman raconte une histoire résolument contemporaine, ancrée dans une réalité tangible que De Caneva matérialise pour le lecteur à l'aide de panneaux de signalisation et de plaques de rues. Dans les Navigateurs on est aujourd'hui (disons, il y a peu), et on est en région parisienne. On en est sûr car, de cette enquête pour retrouver et tenter de sauver Neige, Lehman et De Caneva fournissent explicitement la cartographie. Mais c'est une enquête d'un genre très particulier dans laquelle se sont lancés leurs trois héros, il semble en effet que Neige soit... (je ne spoile pas, et je déconseille de lire ceux qui le font).
Œuvre multiple qui peut se lire à travers quantité de clefs,
Les Navigateurs est un récit prenant très joliment illustré en noir et blanc par De Caneva, dans un trait réaliste sobre et clair qui emprunte parfois aux comics ou aux illustrations des feuilletons du XIXe
(ainsi qu'à l'illustre Odilon Redon).
Les Navigateurs est un thriller policier car il s'agit d'enquêter, d'interroger, de déduire, dans un temps limité, avant qu'il ne soit trop tard. La tension est donc là, sous-jacente puis de plus en plus évidente.
Les Navigateurs est fantastique car, comme l'écrivait Todorov (soyons cuistre sans vergogne comme les béotiens) : « Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier ». C'est précisément à ce type d'événement, dans un réel par ailleurs on ne peut plus prosaïque, que sont confrontés les trois garçons du Panorama (on peut d'ailleurs trouver qu'ils adhèrent un peu vite, mais le format l'imposait, j'imagine).
Les Navigateurs est un récit d'urbex (le premier que je lis qui utilise ce type de compétences pour faire progresser l'histoire) avec exploitations de cartes et recherches sur le terrain, au sens le plus strict du terme.
Les Navigateurs est enfin et surtout un récit quasi surréaliste dans lequel se mêlent réel et imaginaire sur la base des travaux d'hydrologie fondateurs
d'Eugène Belgrand. Dans les rues de Paris et banlieue se croisent des créatures qui ne sont pas toutes de notre monde. Et on comprend vite qu'il y en a sans doute un autre, sous
(à côté) du nôtre, dans lequel vivent des monstres – comme en engendre le sommeil de la raison si on en croit Francisco de Goya. Un monde et des monstres que certains artistes peuvent voir, qu'ils peuvent atteindre et affecter. Un ailleurs donc
« aux confins du monde imperceptible », celui précisément que cherchait Odilon Redon.
C'est donc en se plongeant dans l'histoire des œuvres de Redon et de son disciple fictif Ferdinand Krebs que les garçons du Panorama s'approchent peu à peu de la vérité et du but de leur quête. Leur but se trouve dans cet autre monde, une contrée du rêve francilienne
(le voyage des héros ainsi que certaines illustrations qui m'ont évoqué les Gugs poussent à cette analogie) cartographiée par Eugène Belgrand puis illustrée par le peintre Krebs et décrite par sa muse Jeanne Latour, une contrée du passé passée de l'autre côté du voile, dangereuse et étrange, peuplées de créatures surréalistes telles que L'araignée souriante de Redon ou une Tête qui rappelle son
Oeuf.
« La chose la plus miséricordieuse qui soit au monde est bien, je crois, l'incapacité de l'esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu'il contient. Nous vivons sur un paisible îlot d’ignorance perdu au milieu de noirs océans d’infini, au large desquels nous n’avons jamais été destinés à naviguer. », cet extrait de L'appel de Cthulhu illustre parfaitement l'aventure des garçons du Panorama.
Ils ne savent pas, nous ne savons pas. Jusqu'à ce qu'ils découvrent. Qu'il y a un ailleurs, juste là, à portée, pour peu qu'on en connaisse les clefs. Qu'il y a des gardiens (et certains moments liminaux rappellent fortement La Musique d'Erich Zann). Qu'il y a, en effet, un océan, ou en tout cas beaucoup d'eau, dans un monde où la Lune importe tant (comme dans les Contrées du Rêve encore, même si aucune Celephaïs ne vient transcender cet autre-monde). Et qu'on ne lève pas le voile sur de telles réalités sans en payer le prix, que ce soit de sa vie ou d'une partie de sa raison, ou du moins de sa sérénité aveugle.
A la fin, quand tout est écrit et accompli, ils savent. Et nous aussi.
Les Navigateurs, Lehman, De Caneva
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