Quand commence Alien Clay, récent roman SF politique du serial writer Adrian Tchaikovsky, Anton Daghdev est, disons-le sans ambages, dans une belle merde. Embarqué de force sur un vaisseau en partance pour la colonie pénitentiaire de la planète Imno 27g – surnommée Kiln –, déshydraté flash-frozen comme ses compagnons d'infortune pour survivre à un très long trajet sans passer par l'hibernation, Daghdev a voyagé trente ans durant, endormi aux côtés des autres prisonniers politiques qui font partie de la même cargaison que lui.
Il aurait pu rêver meilleur confort mais le pire était encore à venir. Page 1, arrivés à distance orbitale d'Imno 27g, les forçats dont Daghdev sont réhydratés (kind of), vaguement ramenés à la conscience, puis projetés entravés vers la surface de la planète dans des sortes de bulles de celluloïd translucide alors que leur vaisseau (conçu pour un one-shot sans retour ni même atterrissage) se désagrège.
Cet aller-simple déplaisant et risqué (un certain pourcentage des prisonniers ne se réveillent pas ou succombent à une descente ratée dans l'atmosphère) est le moyen le plus économique qu'ait trouvé le Mandat (le système politique terrien) pour se débarrasser de ses indésirables en les transbahutant à moindre coût vers le camp de travail extra-terrestre où ils finiront leur vie loin d'une société qu'ils ont tenté, selon le Mandat, de pervertir.
Qu'a donc fait Daghdev pour se retrouver dans une telle situation ? Question liée : Qu'est donc le Mandat ? Et enfin, que se passe-t-il sur Kiln ?
Anton Daghdev est un prof d'université, un écologue et biologiste réputé qui a le malheur de vivre dans la société autoritaire du Mandat (qu'on ne verra jamais directement car le roman commence au moment où Daghdev est réveillé lors de l'arrivée en vue de Kiln). Cette dictature, qui a pris le contrôle de la Terre entière, est fondée sur une idéologie de la nécessité, du chemin inévitable, sur une forme donc d'Intelligent Design téléologique qui serait devenu all-encompassing et agressif jusqu'à l'oppression politique. Le Mandat est une dictature totalitaire qui contrôle les corps et les esprits et tente de plier la réalité, notamment scientifique, à sa volonté. Dans le Mandat, on est libre tant qu'on est orthodoxe, on ne le reste guère si on sort de la doxa. Nul besoin d'être un révolutionnaire actif (même s'il y en a dans le système), contester les mensonges délirants propagés par le Mandat est suffisant pour être envoyé en colonie pénitentiaire. C'est ce qui est arrivé à Daghdev ainsi qu'à certains de ses collègues universitaires qui ont été déportés avec lui ou qu'il retrouve sur Kiln.
Devenu spatiopérégrin depuis l'installation de quelques colonies extra-terrestres, le Mandat cherche à démontrer que l'humain est la forme inévitable qui résulte de l'univers. Que sur toutes les planètes extra-terrestres, si la vie se développe, elle doit aller vers la forme humaine qui est celle dont l'univers est l'écrin naturel : cette théorie porte le nom de Scientic Philanthropy et elle affirme que « nous sommes ici pour observer l’univers, car le réglage précis de l’univers en fait un incubateur parfait pour un intellect de type humain. Pour les humains en général. Les lois de la nature et du cosmos favorisent des conditions propices à l’émergence de la vie telle que nous la connaissons, et cette vie était depuis toujours destinée à devenir nous. Par conséquent, nous étions voulus. C’est une destinée manifeste à tous les niveaux. Un mandat venu de l’aube des temps. Ce qui signifie que notre Mandat n'est que l’héritier actuel d'une brûlante torche de sens enflammée, la plus parfaite expression de la volonté de l’univers ».
La science est mise au service de ce credo, et elle doit obéir au credo car « Le Mandat est à la fois profondément passionné par la science et la déteste absolument... la science est ce qui leur donne leur légitimité. Leur… mandat, en fait. »
Sur Kiln donc, où existe une vie foisonnante et dangereuse et où subsistent les ruines d'anciennes constructions, le Mandat attend des scientifiques volontaires ou déportés qu'ils découvrent l'Homme de Kiln, cousin inévitable de l'humanité terrestre, preuve irréfutable que le régime est bien porteur d'un mandat de l'univers même. La partie camp de travail, l'extraction de ressources renvoyées vers la Terre, est largement secondaire ; l'important est la légitimation de l'autorité du Mandat par la découverte des « preuves » de la Scientific Philanthropy.
Problème : l'écosystème de Kiln est profondément différent de celui de la Terre. Les créatures vivantes qui la parcourent (et dont aucune ne semble être à même d'avoir édifié les constructions dont on trouve de nombreuses ruines abandonnées) mettent en œuvre une forme originale de commensalisme, proche de celle imaginée par Greg Egan dans le récent Morphotrophic. Dans le roman d'Egan les tissus vivants s'associaient entre eux et migraient d'un organisme à l'autre quand ils n'étaient plus satisfaits de l'association présente ; sur Kiln le mécanisme est le même, mais ce sont moins des tissus que des organes qui s'allient pour constituer de nouveaux organismes complexes. Difficile dans ce contexte d'imaginer un Homme de Kiln même si les scientifiques locaux vont tenter, contre l'évidence, d'en « découvrir » un. Il est clair en revanche que la vie de Kiln est capable d'affecter la nôtre ; les micro-organismes kilniens étant capables, après apprentissage, de s'associer aux tissus humains pour former des chimères qui n'ont plus grand chose d'humain.
C'est la lutte de Daghdev pour la liberté et la découverte des secrets de Kiln que nous raconte Tchaikovsky dans Alien Clay. Il y développe, dans un contexte qui évoque autant 1984 (auquel des allusions explicites sont faites y compris dans le rapport au travestissement de la vérité) que les colonies pénitentiaires sibériennes de l'époque tsariste (avec leur forte concentration de prisonniers intellectuels dont la survie n'avait aucune espèce d’importance, ici il y a à chaque étape de l'asservissement « une proportion acceptable de pertes »). C'est aussi à Lissenko qu'on pense et à la manière dont la Russie soviétique a voulu mettre la science au service de son idéologie.
Or, Daghdev l'affirme, il importe que la science résiste car, laissons-lui la parole (et aussi à Tchaikovsky, de fait) :
« Cela peut sembler étrange qu’un universitaire tranquille comme moi soit aussi un acteur actif contre le Mandat. Mais il faut bien tenir à la vérité, non ? Je ne dirai pas que les discours ne m’ont pas ému, mais c’est la malhonnêteté intellectuelle de tout ce système orthodoxe qui m’a poussé à agir. La science, en tant que credo, devrait se soucier de la vérité. Elle ne devrait pas être manipulée à des fins politiques. On ne devrait pas dire qu’il existe un Homme Sauvage de Kiln alors qu’il n’y a manifestement rien d’humain en ce lieu. Et sur de telles collines, je me bats jusqu’au bout. Cela semble sans doute idiot pour vous qui vous dites que vous prendrez les armes lorsqu’ils affameront vos enfants, qu’ils vous voleront vos biens, qu’ils s’attaqueront à ceux qui vous ressemblent. Mais c’est tordre la vérité qui leur permet de faire ces choses. Ce sont les mensonges, à tous les niveaux, qui font que lorsqu’ils viennent pour vous et les vôtres, les autres ne lèveront pas le petit doigt, car ils auront cru aux mensonges répandus à votre sujet. Ce sont ces mensonges qui affament vos enfants, parce que vous croyez les histoires de pénurie générale, alors même que les grands du Mandat festoient dans des assiettes d'or chaque jour de l’année. Et ce sont les mensonges sur la science qui blessent le plus profondément, lorsqu’on vous dit que tel groupe de personnes est naturellement inférieur, ou qu’un autre a un don inné pour diriger. Qu’il existe suffisamment de distinction génétique pour en juger, alors qu’en réalité nous partageons l’essentiel de notre patrimoine avec les champignons. Ou encore que, à cause de cette parenté avec les champignons, nos dirigeants sont justifiés de nous garder dans l’obscurité et de nous nourrir de merdes. Alors je suis parti en guerre pour la vérité et j’ai rejoint ceux qui cherchent à renverser le Mandat, et voilà où cela m’a mené. »
En nos temps de fake news, de réalités alternatives, de complotisme débridé au plus haut niveau de certaine administration américaine, ce message est important.
Pour autant, si Alien Clay porte un message à mon avis capital sur les rapports entre vérité scientifique, vérité politique et légitimité institutionnelle, si la description de l’écosystème de Kiln est aussi riche que passionnante, si les réflexions sur les particularités qu’entraînent un décalage de trente ans de transit entre la Terre et son avant-poste sont intéressantes, si les aventures qui s'y déroulent et mettent en scène Daghdev, ses compagnons d’infortune, et les tenants du système carcéral qui les oppresse, sont intrigantes, si le constat de la manière dont l'autoritarisme instille le poison de la méfiance entre alliés est bien vu, si, enfin, le plaidoyer pour la coopération contre la compétition est pertinent face aux défis écologiques auxquels l'humanité fait face, le roman n'est pas parfait.
La faute à trop de répétitions dans la bouche de Daghdev, à un ton de voix pas toujours juste (trop ironique?), ainsi qu'à une troisième partie (la Révolte, comme sur la dure Lune d'Heinlein) qui s'étire un peu trop sans grande surprise alors qu'on a bien compris de quoi il retourne.
Alien Clay est néanmoins d'une lecture agréable et on y prendra plaisir, même si l'auteur aurait pu moins répéter certaines choses qui finissent par faire mantra et utiliser les lignes ainsi gagnées pour en développer plus d'autres.
Alien Clay, Adrian Tchaikovsky
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