Sortie récente du dernier roman de Morgane Caussarieu, Visqueuse.
Après
Dans les veines et
Vertèbres, l’autrice poursuit son exploration amoureuse des monstres et de leurs interactions avec une population humaine qui n’est prête ni à les affronter ni même à les côtoyer.
1936, Saint-Vit, zone rurale du Doubs.
Arsène est fromager, il vit à la fruitière des Trois-Chênes – une exploitation où les éleveurs du coin apportent leur lait pour qu’il soit transformé en comté – avec sa femme, La Micheline, et sa fille, Huguette, dite La Boiteuse.
Un matin qu’il pêche, il sort de l’eau un énorme poisson à l’allure bien peu ragoûtante, puis une femme demi nue aux étranges attributs dont les moindres ne sont pas une sorte de queue qui évoque les poissons et des orifices « en façade » en bas de l’abdomen. La femme, muette, porte une pierre précieuse sur le front. Pas pour longtemps. Arsène s’approprie par la force la femme ? sirène ?
vouivre ? ainsi que son bijou. Il range la pierre dans sa chambre et enferme sa proie humanoïde dans la cave de la fruitière, à côté des meules de comté. Puis il enrôle sa femme et sa fille, qui n’ont pas leur mot à dire, dans l’entretien d’une monstresse qui lui sert vite d’esclave sexuelle. La servitude et le secret se sont complètement refermés sur celle qui, peu de temps avant, nageait librement dans les marais du Doubs et se souvient avoir grandi dans un vieux château humide auprès de sa famille.
Visqueuse est un beau roman superbement écrit par Morgane Caussarieu.
Pleinement pris dans la glaise d’une région rurale qui n’est pas encore entrée dans la modernité, le texte fait revivre sous les yeux du lecteur un monde englouti après la Seconde Guerre Mondiale, celui de ces petits paysans quasi autarciques dont Henri Mendras avait rédigé le certificat de décès dans
La fin des paysans.
A Saint-Vit, on vit sur son exploitation, on ne se mêle pas des affaires des autres ou de ce qu’ils peuvent trafiquer. A Saint-Vit, le pater familias a tous les droits ou presque sur sa famille ; on ne s’y marie pas par amour mais par arrangement, on accomplit son « devoir conjugal » si pénible soit-il quand on est une femme et on obéit aux adultes quand on est un enfant. A Saint-Vit on ne connaît que peu ce qui se passe hors des limites du village ; le village est l’univers et l’exploitation en est le centre, un centre dans lequel les autres ne viennent en général pas fourrer leur nez.
A saint-Vit, Arsène est un sale bonhomme. Picoleur, violeur secret de vouivre, abuseur d’habitude de sa femme La Micheline, bourreau de sa fille à qui il a trouvé le surnom de La Boiteuse, Arsène fut pourtant d’abord, avant la guerre, un homme convenable. Au retour des tranchées cet homme avait disparu, remplacé par un individu hargneux, rageur, dur, plein de remords et d’auto-apitoiement. La guerre, qui a changé un homme ordinaire en monstre.
Mais si Arsène est un personnage important du récit, il n’est pas pour autant le seul.
Visqueuse est aussi l’histoire d’Huguette La Boiteuse.
Huguette est une fille intelligente, mal traitée, passionnée de films de monstres, ces monstres auxquels elle s’identifie à cause de sa jambe endommagée. Elle s’adonne à sa passion chez Fernand, le quincaillier du village, qui a vécu à la capitale et en a ramené l’air frais qu’on y trouve, bien différent des odeurs de lait caillé qui sont celles de sa vie à elle. Fernand projette des films sur un tissu blanc dans sa boutique et il autorise Huguette à venir les voir gratuitement quand elle sèche l’école où on se moque cruellement d’elle. Elle voit tous les films d’horreurs et de monstres,
Universal notamment mais pas seulement, Huguette aime les films expressionnistes allemands aussi ; tout ce qui effraie et dérange l’agrée.
Virgin Prunes le chantait : « My eyes deceive me, My friends are freaks », la jeune fille pourrait en faire autant, blessée qu'elle est, plus que de raison, par le monde des humains normaux.
Visqueuse est aussi l’histoire de Louise Simone, devenue nonne pour échapper à un mariage arrangé et qui devint une sommité du Muséum d’Histoire Naturelle grâce à ses travaux de naturalistes sur tous les terrains du monde puis à ses recherches en cryptozoologie ; un genre de monstre elle aussi dans le monde de l’époque.
Courageuse, compétente et autoritaire, Louise Simone évoque tant
Alexandre David-Neel que cette
Françoise Héritier à qui on avait déconseillé de partir en Haute-Volta et qui n’avait dû qu’à sa ténacité et à l’absence de candidat masculin de pouvoir enfin partir en mission sur le terrain. Louise Simone apprendra l’existence de la vouivre et ira la chercher pour voir ce qu’il en est, avant de devenir pour elle bien plus qu’un scientifique étudiant un spécimen. Quoique…
Visqueuse est bien sûr aussi l’histoire de
Mélusine (
nom attribué), la vouivre.
Mélusine est une femme, avec tout ce que ça implique de violence réelle ou symbolique, plus fortement encore il y a cent ans qu’aujourd’hui. Elle en sait quelque chose, elle qui subit la domination de la tradition, puis d’Arsène, puis d’un dresseur, puis de mammifères notoirement lubriques, puis, puis, puis, etc., comme le savent aussi, dans d’autres registres, La Micheline, Huguette ou Louise Simone.
Mélusine est aussi un monstre, un freak, dans un monde qui les exhibe, un monde où on trouve légitime de faire payer des voyeurs pour se délecter du spectacle, parfois même sexuel, de la monstruosité.
Attirée par le monde des Autres qui, eux, ont des jambes et auxquels elle voudrait ressembler, Mélusine aura l’occasion de découvrir la monstruosité de celui-ci, tellement supérieure à ce qu’elle aurait pu imaginer.
Visqueuse est le roman de ces personnages, de leurs rencontres, de leurs interactions rarement pures et rarement pleinement satisfaisantes même quand elles ne sont pas absolument abjectes. C’est un roman où les personnages sont complexes, pétris de contradictions, de faiblesses, de blessures ou de frustrations qui s’expriment dans le mal qu’on fait aux autres ou celui qu’on se fait à soi-même. « The evil that men do lives after them », disait Marc Antoine dans le Jules César de Shakespeare ; il vit d’abord avec eux durant toute leur vie et les fait agir, eux et les autres, comme le ferait un marionnettiste. Même si, et c'est tant mieux, il est possible, avec difficulté, de se façonner une sortie.
C’est aussi un roman hommage à un monde disparu, à un auteur qu’on voit traverser les pages de
Visqueuse avant d’aller écrire sa propre
Vouivre, à un style de films au charme désuet et aux questions profondes qui n’existe sans doute plus aujourd’hui, aux
freakshows qui furent, havres ou prisons, à partir de
Barnum, l’un des amusements d’une population en mal de sensations fortes au point d’adorer aussi les chansons réalistes de
Fréhel ou de
Berthe Sylva.
C’est enfin une nouvelle déclaration d’amour de Caussarieu aux freaks qui peuplent le monde,
in plain sight ou cachés dans les marges. L’autrice établit ici un lien entre ses trois romans importants dont j’ai parlé en ouverture et les trois freaks associés. Elle cite explicitement le
Freaks de Tod Browning et répond implicitement à la question : Est-il possible d’unir deux mondes au point qu’un outsider devienne
One uf us ? Elle répond surtout à la question : Quid des monstres ? Et la réponse est que ce sont des gens comme les autres, avec leurs espoirs, leurs chagrins, leurs grandeurs et leur petitesses, en un mot leur humanité.
Tous ces hommages et toute cette passion déséquilibrent parfois un peu le roman, quand une chose veut tellement être dite qu’elle pousse les autres pour prendre aussi la lumière. Dans ces moments, on voit les coutures.
Qu’importe. Visqueuse est un beau livre, bien écrit, passionné, captivant, superbement illustré par la Caussarieu qui aurait pu devenir naturaliste comme Louise Simone aurait pu devenir une femme mariée si le destin et les choix personnels n’en avait décidé autrement.
Il y a du Pagnol ou du Giono dans cette histoire de dureté campagnarde qui croise la cruauté citadine sur fond de légendes et de mythes, une proximité gage de qualité.
Visqueuse, Morgane Caussarieu
Commentaires
L’autrice a bien raison d’insister et de dénoncer car malheureusement, même si il y a eu une évolution, on vit encore sur ces constructions mentales,qui sont faites par les humains et on constate chaque jour que la réalité est souvent pire que la fiction.
C’est noté.