Hard Boiled - Miller - Darrow - Stewart

Hard Boiled, édition intégrale Futuropolis. Quelques données factuelles pour commencer : En 1990, Dark Horse publie le premier opus de la saga Hard Boiled de Frank 'Daredevil' Miller, dessiné par Geoff Darrow. En 1991, ils gagnent le Eisner du meilleur duo Scénariste/Artiste. Deux autres tomes suivront, qui complètent l'histoire, traduits en français chez Delcourt. Arrive 2017 et une recolorisation réalisée par Dave Stewart qui donne au comic un ton plus neutre et réaliste (!). En France, après Delcourt dans la version couleurs initiales, c'est Futuropolis qui sort l'Intégrale recolorisée fin 2021. 128 pages grand format sous une couverture cartonnée du meilleur effet. Ouvrons-là. Hard Boiled c'est d'abord un scénario linéaire, simple, dont on devine facilement la conclusion à venir. Ex post, c'est si basique que ce n'est guère tentant (c'est aussi pourquoi je ne dirais rien de l'histoire, pour ne pas spoiler le peu qu'il y a à spoiler...

Vallée du carnage - Romain Lucazeau


Futur pas si lointain. Royaume de Perse.
Royaume de Perse car, uchronie, certaines choses ont divergé dans un lointain passé. Alexandre meurt à Bactres, Hannibal soumet Rome, Varus ne perd pas ses légions, Leif Erikson prend pied sur un continent qui ne s'appellera jamais Amérique, Temujin est vaincu, ouvrant la voie au règne Han et empêchant la diffusion du bouddhisme.
Ces bifurcations changent la face du monde (ou plutôt l'empêchent d'avoir celle que nous lui connaissons). Les monothéismes orientaux chthoniens avides de sang et de sacrifice perdurent et prospèrent autour du bassin méditerranéen et au-delà. Les religions/philosophies universalistes et compassionnelles ne se développent pas. Pas plus qu'un monde où, cahin-caha, les rapports sociaux seraient fondés sur la Raison et le Droit.
Reste la force, en interne comme entre puissances. En interne règnent tyrannie et intrigues ; entre puissances les relations sont de rapports de force et de dissuasion, plongées dans un dialogue mélien dans lequel la Perse se donne le beau rôle.
Parlant puissances, ce monde divergent est divisé en trois blocs concurrents : une forme de nouvelle Ligue de Délos menée par Carthage avec ses cités alliées, le monolithique Royaume perse, le lointain et mandarinal Empire Han. Un équilibre fragile, qu'Orode, Roi des Rois perse, a bouleversé par une politique d'expansion et d'annihilation, initiant une tragédie qui doit maintenant se conclure.


Futur pas si lointain donc.
Orode, le Roi des Rois fait régner la terreur dans une Perse en pleine fièvre impérialiste. Après avoir conquis, asservi, et détruit à plaisir, il a décidé l'attaque, il y a sept ans, de la ville d'Ectabane, que ses armées soumettent depuis à un siège meurtrier. Morts, destructions, exils, la ville martyre n'est plus peuplée que d'ombres, civils et défenseurs qui n'ont plus rien d'humains, irrémédiablement transformés par la guerre. Mais, en dépit de tout, la ville tient, grâce au courage de ses défenseurs, grâce surtout au matériel militaire moderne et performant qui lui est donné en abondance par ses alliés de l'Ouest.
Car, dans ce monde uchronique tripolaire, la Ligue pélagique réunie autour de Carthage ne peut laisser perdurer l'expansionnisme perse, ceci d'autant moins que celui-ci, s’il est territorial, est alimenté par une haine de ce qui fait le corpus central des valeurs de l'Ouest, présentées comme dégénérées par une propagande perse à l'unisson de la pensée de son tyran.

Autour de ce siège qui n'en finit pas dans cette guerre qui doit finir, Romain Lucazeau met en scène huit personnages. Hiarbas, un soldat augmenté et endoctriné des Phalanges sacrées carthaginoises, promis à la gloire et la mort. Sillace, le principal administrateur du Royaume perse, bras droit du souverain. Orode, Roi des Rois, tel qu'en lui-même, sadique et mégalomane. Ormène, un homme plus mort que vif, sous-officier de la défense d'Ectabane. Ormuzd, l'ingénieur en chef du système d'information et de défense du Royaume, aveugle à tout ce qui est humain, entre Bienveillantes et rationalité instrumentale. Suréna, l'ami d'Orode qui le préfère à son fils, un ex-grand général retiré des affaires, il ne souhaite plus jouer aucun rôle en politique. Temülün, une prisonnière mongole prostituée et mutilée, qui ne sait vers quoi elle retournerait si elle pouvait fuir. Enfin Pacorus, le piètre fils d'Orode, néanmoins général en charge du champ de bataille d'Ectabane.
Leurs chapitres se succèdent, à la deuxième personne. Chacun sa vision, chacun son lieu, chacun ses actions, décisives ou pas, dans ces derniers moments d'une guerre qui n'a que trop duré.


Vallée du carnage est le dernier roman de Romain Lucazeau. C'est un monument uchronique comme il s'en publie peu.

D'abord, un roman qui, dans ses quelques premières pages, cite implicitement Flaubert, Arendt et Caton l'Ancien avant d'évoquer plus tard Francis Ford Coppola ne peut pas être foncièrement mauvais. Mais, si c'est de bon aloi, c'est loin d'être suffisant. Qu'y trouve-t-on d'autre alors ?

Lucazeau, en fin connaisseur des développements militaires à venir, présente des techniques guerrières qui, inexistantes hic et nunc sont néanmoins à nos portes. Si les terrifiants Monolithes qui protègent le Royaume perse ne sont pas dans les tuyaux, les aéronefs chefs d'orchestre de drones le sont (comme sur le futur Rafale F5), et les travaux, y compris éthiques, sur les soldats augmentés ont commencé – inutile de dire que, dans le monde uchronique de Vallée, la réflexion éthique a très vite cédé à la froide réalité des nécessités militaires.
Quant à la nucléarisation de l'espace, qui peut dire jusqu'à quand tiendra le traité de 67 ?

En observateur attentif de la géopolitique contemporaine, il raconte une guerre d'agression sur un voisin ethniquement et culturellement proche, selon une logique paranoïaque concernant l'étranger proche (Ближнее Зарубежье) qui donne l'impression qu'Orode vit dans la tête de Vladimir Poutine, indifférence au coût humain et proximité avec la Chine comprises.

En naturaliste désabusé, il dit la vérité d'une guerre que la distance temporelle et spatiale a souvent déréalisée pour les occidentaux contemporains. Alors là tu dois venir, lecteur, pour une fois ! Vois comme Lucazeau décrit avec force détails les blessures, les morts, la dévastation des corps humains que la guerre entraîne partout et toujours. Vois ce qu'est la guerre in vivo. Vois de quoi a l'air même la plus belle des victoires. Rien ne te sera épargné car rien ne l'est aux protagonistes sur le terrain. A la guerre on meurt, comme on dit, de mort violente, et ce n'est beau ni à voir ni à sentir. L'auteur rejoint ici le Mantese de La sonde et la Taille.
Et à côté du meurtre légal il y a le viol légal. Dans une ambiance qui rappelle parfois Les 120 journées de Sodome, les puissants de Vallée du carnage assouvissent des désirs sexuels dont l'objet est le plaisir par l'anéantissement dans des lupanars privés destinés à leur seul usage. Les troupes de masse, elles, ont accès à des bordels-usine de terrain. Dans les deux cas, l’esclavage est la règle, assorti parfois d'une transformation du sexe qui ravage l'identité. Dans les deux cas, la vie est dure et courte.
Pour être complet l'auteur raconte donc et sous toutes ses formes la déshumanisation qu’entraîne la guerre, surtout quand elle se prolonge. La veulerie qu'elle installe comme réalité d'évidence. La volonté de puissance qui passe par la domination, la destruction, l'avilissement. La bestialisation qui affecte tous les combattants, à la longue, quelles qu'aient été leurs identités antérieures.


« C'est le jugement qui triomphe de nous », affirmait le colonel Kurtz au capitaine Willard dans Apocalypse Now. Dans le monde inventé par Lucazeau, il n'y a pas de jugement. Pas de surmoi éthique. Sans l'adoucissement de la pensée qu'auraient amené ces idées qui manquent au monde de Vallée du carnage, sans droit international aucun, sans velléité de respecter quelque droit humain que ce soit, sans l'intuition que le semblable qui n'est pas de la même tribu n'est pourtant pas un total étranger, seules s'expriment la force et une volonté de puissance qui passe par la destruction plus ou moins rapide de l'autre, fut-il un proche ou un allié. Cette folie meurtrière est celle des hommes depuis le Grand Rift. Cette permanence de la guerre, Lucazeau la dit explicitement deux fois dans le roman, et elle était déjà largement présente dans La Nuit du faune. La guerre et son cortège d'atrocités, peut-être la seule permanence concernant l'humanité. Peut-être même la seule permanence concernant la vie. Et pas seulement dans les mondes imaginaires.

Car tout ce qui est concentré dans ces 400 et quelques pages existe ou a existé : l'affrontement des blocs bien sûr mais aussi et surtout le cortège des violences sexuelles de masse, de l'enfermement concentrationnaire, des tentatives de génocide ou d'ethnocide, de la chosification de l'humain. Dans Vallée du Carnage on croise, sous d’autres noms et d'autres formes, des Hitler et des Staline, des systèmes concentrationnaires et du travail servile, de l'extermination et de la purification ethnique, des Ouïghours et des Ukrainiens, des Höss et des Von Braun, des femmes de réconfort et des massacres à l'érythréenne, du nucléaire tactique (patience!) et des assassinats au gaz, des massacres de Nankin et des bombardements de Dresde, de la guerre hybride et des lignes rouges franchies, de la hi-tech létale et du combat à mains nues, comme quand on arrache une gorge parce qu'on sait le faire et aussi parce que la violence née de la peur, de la frustration et de la colère doit s'exprimer de manière physique, sensible, sensuelle.


Que dire des horreurs que raconte Lucazeau ? De cette perversion violente et sans fin ? De cet esclavage sexuel dont les clients profitent sans considération pour ceux qui le vivent ? De ces victimes qui deviennent bourreaux quand les rôles s'inversent ? De ces troupes envoyées par leurs leaders à l'abattoir ? De cet homme qui ne survit – un peu – que parce qu'il est allé pelleter des cadavres dans un sous-sol ? De ces assassinats politiques qui visent uniquement à sécuriser les possibles désirables ? De cette volonté de nuire et d’emporter avec soi son peuple et son régime ?
Rien, si ce n'est qu'elles sont crédibles. Parfaitement crédibles. Qu'elles ont déjà été vues. Qu'elles seront vues de nouveau. Qu'elles sont profondément humaines même si elles ne résument pas tout l'humain – quelques rares passages laissant entrevoir une alternative, peut-être dans un autre monde qui ne serait pas resté bloqué dans une antiquité pré-judéo-chrétienne.

Pour dire tout ceci, Lucazeau use d'une écriture qui est sûrement aujourd’hui la plus aboutie, et de loin, de l'Imaginaire français. Ça, c'est pour la forme.
Pour le fond, il brasse des thèmes si éloignés de la sainte trinité Grief/Relief/Identity qui pollue l'essentiel de la production contemporaine qu'on peut dire de Lucazeau, comme d'un de ses illustres prédécesseurs, qu'il est d'ailleurs.
Dans une succession de tableaux à la deuxième personne, hiératique comme il le fallait, il raconte, comme le ferait un chœur antique, ce qui se produit. Il raconte aux protagonistes d'une tragédie dont ils ne sont que les inévitables marionnettes ce qu'il advient d'eux et du monde. Il leur raconte ce moment particulier du cycle des sacs et ressacs géopolitiques et guerriers dont ils ont été les acteurs contingents, sans oublier de préciser pour le lecteur que le cycle n'est jamais fini, qu'il est aussi naturel que la succession des jours et des nuits.
La Perse est tombée, la Perse tombe, la Perse reviendra, la Perse retombera. Nihil novi sub sole.

Il faudrait tellement de trigger warning ici pour éviter aux plus sensibles un arrêt cardiaque qu'on devrait, par sécurité, mettre une tête de mort sur le livre. Pour les autres, il est impératif de lire Vallée du carnage.

Vallée du carnage, Romain Lucazeau

Commentaires

Igrangard a dit…
Merci beaucoup pour cette critique, je pense que ce livre sera mien à sa sortie.

J'ai un peu peur néanmoins en vous lisant que ce soit un peu "trop" même quand on a le cœur bien accroché. La longue litanie de massacres et de violences sexuelles ne gêne pas trop le développement du récit ?
Gromovar a dit…
Non, parce que l'action ne faiblit jamais.
La violence n'est que le fond inévitable de celle-ci.