Les Bienfaiteurs - James E. Gunn


Les Bienfaiteurs est un roman dystopique de James E. Gunn, un auteur américain sans doute trop peu connu en France. Publié en anglais en 1961, il arrive chez nous seulement cette année dans une traduction de Stéphan Lambadaris.

Les Bienfaiteurs est construit en trois parties.

Première partie, le présent de Gunn, peu ou prou. Une nouvelle société nommée Hédonique S.A. propose de fournir le bonheur à ses clients en échange de tout ce qu’ils ont ; découvreuse de la science du bonheur, Hédonique S.A. peut vous le vendre, à condition que vous acceptiez de faire tout ce qu'elle préconise. Problème de santé, de travail, de logement, ou autre, Hédonique S.A. assure être à même de régler le tout afin que ses clients connaissent enfin le bonheur auxquels ils ont droit, un bonheur complet et adapté à chacun.
Josh Hunt, un chef d'entreprise pourtant guère heureux, n'y croit pas et s'efforce de démontrer qu'il y a une arnaque.

Deuxième partie, quelques décennies après. L'hédonisme est devenu légalement la norme et le gouvernement des USA voire du monde. La société est littéralement entre les mains de professionnels nommés Hédonistes dont la fonction est de guider les citoyens vers un bonheur qui est non seulement un droit mais aussi, et là commence la dystopie, un devoir impératif. Cette partie montre comment un Hédoniste, dont le nom personnel, presque oublié, même de lui, est Morgan, tente de s’opposer à une prise de pouvoir totalitaire par le Conseil Hédonique qui a révoqué le principe d'autonomie. Par la suggestion sensorielle, par la chimie, par la lobotomie, le Conseil prévoit d'imposer le bonheur à tous, même à ceux qui n'en voudraient pas ou qui seraient incapables de le ressentir. Le bonheur est obligatoire, par quelque moyen coercitif que ce soit, et Morgan est un empêcheur de faire le bonheur de tous en rond qui doit être remis au pas ou éliminé. Aidé puis trahi puis aidé, il parviendra à fuir.

Troisième partie. Un siècle après la fuite de Morgan vers la colonie vénusienne, un citoyen vénusien revient sur Terre à cause d’une crise qui affecte sa planète. Il y découvre un monde vidé de ses habitants. Pourquoi ? Comment ? Et quel rapport avec l'hédonisme totalitaire ?

Dans Les Bienfaiteurs, James E. Gunn pose la question du bonheur et des moyens de l'obtenir. Pour être heureux faut-il réduire ses désirs – par la suppression des douleurs et une sagesse visant l’ataraxie – ou augmenter ses satisfactions, y compris par l'illusion si nécessaire ? Ce point qui était celui du Age de pierre, âge d'abondance de Marshall Sahlins était abordé ici dix ans avant. C'était aussi celui de quantités de philosophes, épicuriens mais pas seulement.

Il pose aussi la question d'un droit au bonheur qui, changé en devoir, deviendrait totalitaire. Rappelons qu'aux USA, le droit au bonheur pour tous est explicitement inscrit dans la Déclaration d'Indépendance (!), rappelons aussi qu'il est explicite dans certaines constitutions nationales et implicite dans la plupart ainsi que dans des déclarations de droits diverses et variées.
Le droit est bonheur, c'est bel et bon, mais que se produirait-il si le bonheur devenait un état obligatoire ? C'est cette question que traite le roman en l'illustrant entre autres avec le cas d'un homme sanctionné car après la mort de sa femme il n'était plus capable d'être heureux et d'une humanité entière forcée, on verra comment, à être heureuse. C'est la réponse apportée à cette question par la société hédonique à laquelle la 4ème de couv, parlant de Matrix, fait référence.

Pas inintéressant sans être exceptionnel, Les Bienfaiteurs est amusant car il est caractéristique d'une époque qui voyaient les psy (...chiatres ou ...analystes) devenir des personnages centraux de la culture US en lieu et place des ministres du culte qui jusque là servaient de confidents et de directeurs de conscience. C'est presque d'ailleurs ainsi que se définit Morgan, comme une forme de successeur, sans doute plus efficace, à ceux qui jusque là s'étaient assurés le monopole de la gestion des biens du salut. Quelques années avant Portnoy et son complexe ou L'homme-dé, quelques années aussi avant les films de Woody Allen, Gunn mettait donc l'activité psy au cœur de son récit.
De même, quelques années après le rapport Kinsey, il posait implicitement la satisfaction sexuelle, obtenue par l'apprentissage de pratiques appropriées, comme l'un des adjuvants du bonheur.
Il est à noter enfin que, en homme de son époque, Gunn fait preuve d'un certain sexisme un peu naïf qui n'est pas assez appuyé pour gêner vraiment à la lecture.

Enseignement précoce, répétition de mantras édifiants, le roman peut évoquer Le Meilleur des mondes – ce dernier étant néanmoins bien plus convaincant sur le plan du world building. C'est une dystopie mineure, et un roman dont une bonne partie de l'intérêt vient de ce qu'il dit sur son époque par-delà ses facilités scénaristiques.

Les Bienfaiteurs, James E. Gunn

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