Le Chili est un grand pays d’Amérique du Sud. Grand par son impressionnante longueur, 4300 km tout le long du Pacifique, du Pérou au Cap Horn, grand par une histoire longue et tumultueuse faite de colonisation, de bruit, de fureur, d’indépendance et d’un nombre non négligeable de périodes autoritaires plus ou moins explicites.
Le Chili est le pays d’origine de Gilberto Villarroel et, après l’avoir longé par la mer dans Lord Cochrane et le trésor de Selkirk, il lui rend un hommage appuyé et dirais-je amoureux dans Zona Cero, son dernier roman publié en français Aux Forges de Vulcain.
Chili, aujourd’hui. Gabriel, un ex-journaliste de guerre un peu rangé des voitures couvre un championnat de surf à Valparaiso. C’est alors qu’un très violent tremblement de terre secoue le pays. Gabriel échappe au tsunami qui suit le séisme mais son inquiétude est grande, tant pour l’état de la capitale, Santiago, que pour la santé de Sabine, sa compagne, qui y est coincée à l’avant-dernier étage d’un des plus hauts gratte-ciel du pays, le Valhalla. D’autant que le dernier direct télé de Santiago avant interruption totale des émissions montrait qu’un effondrement mettait à jour une crypte cachée d’où sortait un homme (?) étrange dont le premier geste était de fracasser le crane du reporter dépêché sur place.
Avion réquisitionné, atterrissage tout sauf réglementaire, Gabriel, arrivé à Santiago en urgence, tombe sur des troupes américaines en nombre, parmi lesquelles une vieille connaissance, Tony Diaz.
Là, Gabriel découvre que la ville est bouclée, complètement bouclée, rien n’entre ni ne sort. Mais Diaz lui propose de l’accompagner à l’intérieur de la zone interdite afin de lui servir de guide pour une mystérieuse mission au cours de laquelle ils pourront aussi passer récupérer Sabine. Gabriel accepte, sans imaginer qu’il va pénétrer en enfer.
Zona Cero est un roman de zombie/vampire (4e de couv). C’est aussi le nom de l'endroit où se retrouvaient manifestations et mouvements sociaux pendant les grèves de 2019 à Santiago, au Chili. Et, de fait, Zona Cero, vrai thriller fantastique, est aussi, sous couvert d’histoire secrète, un état des lieux de la politique chilienne telle qu’elle s’est exercée depuis des siècles, toujours au bénéfice d’une oligarchie, et jamais à celui du petit peuple. Car de coups d’État en révolutions le Chili brinquebale, mené par une classe politique largement endogame qui se méfie du peuple et n’hésite pas à le violenter quand il ose faire valoir quelque exigence que ce soit.
Oligarchie locale prédatrice, Eglise catholique intriquée dans une classe dominante qu’elle absout et légitime, voisin intrusif et complice sous la forme d’Etats-Unis d’Amérique qui prétendent « superviser » l’Amérique du Sud comme la Russie veut le faire avec son « étranger proche », le Chili connaît depuis des siècles le type d’exploitation extractive que l’économiste Daron Acemoglu dénonce comme néfaste tant pour l’économie que pour la société.
Voilà pourquoi les héros du roman, s’ils luttent pied à pied sous les encouragements mentaux du lecteur contre des infectés qui veulent les dévorer pour s’en nourrir, sont aussi les témoins pour celui-ci de ce que le monde, ou du moins sa fraction privilégiée, fait depuis toujours au Chili.
Voilà pourquoi ce petit groupe qui traverse Santiago afin de rejoindre un lieu d’exfiltration – et ressemble furieusement à un groupe de jeu de rôle – est formé de personnes que tout oppose mais qui doivent un temps s’unir pour tenter de survivre. Composé d’un journaliste local, d’un commando américain, d’un prêtre transfuge, de mineurs en grève de la faim, d’une cadre étrangère, ils sont représentatifs de ce qui agit au Chili, de ce qui agite le Chili, de ce qui taraude le Chili, de ce qui – pour le meilleur et le pire – fait le Chili.
Zona Cero est donc à la fois un roman dynamique, sanglant, spectaculaire comme un film d’action, et un constat politique pertinent et désabusé sur l’état d’un pays aux mains d’un groupe identifiable qui réussit toujours à faire son miel de la situation.
La pauvreté du peuple, la négligence de la nature, la transformation urbaine autoritaire, la reproduction sociale au plus haut niveau de la société, la méfiance à l’égard du peuple qui affecte tout le spectre politique, l’armée comme backbone plus ou moins visible de toute autorité, tout ceci est visible – lisible – dans Zona Cero à côté des pures montées d'adrénaline.
Sans oublier le rôle, non pas trouble mais tout à fait clair, de l’Eglise catholique. Sauf qu’ici, fantastique oblige, c’est bien pire que dans le réel. Quand Cioran écrivait « Le catholicisme n'a crée l'Espagne que pour mieux l'étouffer. », Villarroel laisse entendre que c’est aussi le cas pour le Chili voire ici pour le monde entier.
Quelque part entre Nécropolitains pour la traversée urbaine microtoponymisée et les films de la série Die Hard pour la partie en gratte-ciel, entre The Walking Dead ou Je suis une légende pour les infectés infectants et Escape from New York pour l’exfiltration en terrain hostile, Villarroel livre un vrai page turner, plaisant et même parfois drôle, qu’on lit avec délectation tant pour découvrir l’étendue des secrets cachés que pour savoir qui survivra et comment. Un livre d’été qui est en même temps un livre documenté et référencé, ce n’est pas si courant et c’est une bonne pioche.
Si on devait mettre un bémol – modeste –, disons qu’ici, comme dans la série des Cochrane, Villarroel est visiblement si amoureux de ses personnages qu’il emploie quelquefois pour en parler des tournures qui sont un peu comiques. Rien de nature à gâcher le plaisir imho.
Zona Cero, Gilberto Villarroel
Commentaires
Pas si simple.
Une longue histoire d'oligarchie régnante.
Lecture très plaisante, en effet. Merci du tuyau. La dimension historique/politique est en effet fort bienvenue. A cette égard, le lecture de la (brève) postface est éclairante.
Une mention spéciale (peut être plus anecdotique, encore que) aux redoutables mineurs (la touche JDR ?).
Et oui, les mineurs, si politiques soient-ils, font jdr.