« Marla se tourna sous les draps et commença à se lever, se
stabilisant de la main droite sur le matelas. Alors qu'elle s'asseyait sur
le bord du lit, prête à en descendre, elle baissa les yeux et vit que son
bras gauche était absent du coude au bout des doigts, et que sa jambe
gauche avait disparu du genou aux orteils. »
Ces deux phrases constituent le deuxième paragraphe de Morphotrophic,
le dernier roman de Greg Egan. Elles font pénétrer le lecteur dans un monde
alternatif qui ressemble au nôtre en ce qui concerne sa technologie ou son
mode de gouvernance par exemple mais en diffère aussi sur certains points
radicaux.
Dans le monde de Marla, son aventure matinale, désagréable, n’est ni
impossible ni exceptionnelle
(et, pas d’inquiétude, il y a des moyens, peu ragoûtants de remplumer
tout ça).
Les animaux qui le peuplent sont constitués d’amas de cellules mobiles qui
ont choisi de s’associer pour former des organismes
(ceci vaut même pour les humanoïdes intelligents sans doute assez
semblables à nous dont Marla est une représentante), un choix d’association que ces cellules peuvent à tout instant remettre
en cause en quittant un organisme insatisfaisant pour se mettre en
quête d’un autre.
Ce n’est qu’arrivées dans l’organisme désiré que les cellules,
totipotentes à l’origine, se spécialisent pour former des organes aux fonctions spécialisées. Cette
transformation qui, chez les humains, a lieu durant l’embryogenèse, est
possible ici durant toute la vie de la cellule, qu’elle doive réparer un
organe endommagée en migrant vers lui à partir d’un organe sain ou qu’elle
s’adapte au nouvel organisme auquel elle s’associe, de gré ou de force. Car
si c’est par une nutrition (!) adaptée qu’on maximise ses chances de
conserver ses cellules, voire d’en attirer d’autres, des modalités de
transfert autres existent qui impliquent des échanges volontaires illégaux
entre Swappers
(qui tentent d’attirer à eux les souches volontaires d’autres individus
dans une transaction mutuellement consentie mais pas toujours mutuellement
profitable)
ou des vols perpétrés par les rares mais redoutés Scavengers
(qui peuvent aussi, exploitation suprême, acheter des cellules à des
nécessiteux).
Dans ce monde étonnant, lâchement inspiré des travaux de Michael Levin sur
la morphogenèse, Egan installe un thriller palpitant. On y découvre la
réalité d’un monde où l’intégrité biologique n’est pas un donné à travers
les yeux de Marla, devenue une chercheuse en biologie financée par une
Flourisher
(une femme si attirante pour les cellules qu’elle en trouve toujours de nouvelles
pour se régénérer)
âgée de plus de deux siècles afin d’enquêter sur une mystérieuse vidéo sur
laquelle on voit une truie « accoucher » d’un rat. L’investigation de ce
mystère scientifique permettra plus tard à Marla et à ses alliés d’aider
Ruth, une Swapper à qui est arrivée une mésaventure aussi terrifiante
qu’inédite, un « transfert » de conscience d’un corps dans un autre.
Je n’en dis pas plus sur la trame de l’histoire afin de ne pas spoiler
au-delà de ce qui est vu et compris dans les tous premiers chapitres. Sache
seulement, lecteur, que même si les personnages n’ont pas un background
biographique exceptionnel et que le world building est limité, l’aspect thriller, la détresse évidente et
proprement effrayante qu’inspire la situation de Ruth – avec qui tu ne pourras
que compatir –, et la description fine et très bien vue du ressenti physique
qu’entraîne la situation si particulière de la jeune femme seront plus que suffisants pour te tirer sans
mal jusqu’à la dernière page.
Dans The Nature of the Firm, en 1937, Ronald Coase expliquait que les
firmes naissent et vivent chaque fois qu’il est plus rationnel d’engager des
relations contractuelles à long terme que de s’approvisionner
(en travail et/ou capital) sur le marché libre. Autrement dit, chaque
fois que les coûts de transaction sont supérieurs à la perte qu’engendre le
renoncement à la recherche quotidienne du meilleur prix sur un marché à prix
flexibles
(e.g. j’engage en CDI une secrétaire pour ne pas avoir à payer chaque
jour les coûts de recherche d'une secrétaire du jour au prix du jour ;
conséquemment chez nous c’est la baisse de ces coûts de transaction
permise par technologie et législation qui permet la multiplication
récente des contrats courts, et les système de bonus/malus réglementaires
sur les CDD courts sont un moyen d’augmenter les coûts de transaction afin
de limiter le nombre des nouveaux contrats conclus).
Voilà, expliquait Coase, pourquoi existent des firmes, structures pérennes
engagées dans des relations de long terme entre leurs constituants afin de minimiser les coûts de transaction. Il se
produit la même chose dans le monde de Marla ; mais là ce sont des
cellules vivantes, qui pourraient vivre seules ou s’associer au coup par
coup, qui choisissent de former les dites relations de long terme en
devenant un organisme ou en en rejoignant un.
Questions : comment l’organisme lui-même se forme-t-il ? comment sait-il
quelle forme adopter ? comment les cellules acquises savent-elles ce
qu’elles doivent devenir pour être fonctionnelles ?
Dans le monde de Marla – comme dans le nôtre d’ailleurs – c’est par des
échanges électriques et chimiques que les cellules communiquent entre elles
et s’informent mutuellement ; c’est donc par l’émission de signaux
électriques et chimiques appropriés et finement calibrés qu’on pourrait
espérer les forcer à adopter telle ou telle fonction individuelle et telle ou telle forme
en tant que communauté.
C’est le point des travaux de Marla, comme c’est
celui de ce Michael Levin (voir à la fin du post) qui a montré que l’ADN n’était pas tout dans la
morphogenèse en réussissant à « produire » des vers planaires à deux têtes
ou à deux queues par stimulation bioélectrique.
C’est vers un nombre fini d« attracteurs », un peu comme en théorie du
chaos, que se « dirigent » les formes possibles ; il faut donc « seulement »
trouver quels signaux dirigent vers tel ou tel attracteur pour façonner du
vivant par-delà les contraintes de l’ADN – les possibilités en médecine sont
phénoménales. C’est la voie vers les « attracteurs » humanoïdes que
cherchent Marla et son équipe, une aventure scientifique qui se révélera
pleine de dangers tout sauf hypothétiques.
Si la biologie migrante des animaux du dernier roman de Greg Egan vous
rappelle les Traeki ou les terribles Jophur du
Cycle de l’Elévation de David Brin, sachez aussi que les plus
courageux d’entre vous – ceux qui ont lu la trilogie Orthogonal de Mister Egan – reconnaîtront dans Morphotrophic une approche qui a déjà
été celle de l’auteur en ce qui concerne la reproduction
(certes moins sévère ici que dans Orthogonal). Cette incursion dans
les biologies alternatives, plus rare chez Egan que celles dans les
physiques étonnantes, donne un roman agréable à lire et amène à s’informer
sur des recherches en cours qui sont littéralement passionnantes sans
oublier de proposer une réflexion éthique modeste mais correcte. Que
demander de plus ? Merci Mister Egan !
Morphotrophic, Greg Egan
Je conseille vivement la lecture ces deux passionnants articles pour se
faire une idée plus précise :
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