Emilie Querbalec : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY EMILIE QUERBALEC

Morphotrophic - Greg Egan


« Marla se tourna sous les draps et commença à se lever, se stabilisant de la main droite sur le matelas. Alors qu'elle s'asseyait sur le bord du lit, prête à en descendre, elle baissa les yeux et vit que son bras gauche était absent du coude au bout des doigts, et que sa jambe gauche avait disparu du genou aux orteils. »
Ces deux phrases constituent le deuxième paragraphe de Morphotrophic, le dernier roman de Greg Egan. Elles font pénétrer le lecteur dans un monde alternatif qui ressemble au nôtre en ce qui concerne sa technologie ou son mode de gouvernance par exemple mais en diffère aussi sur certains points radicaux.

Dans le monde de Marla, son aventure matinale, désagréable, n’est ni impossible ni exceptionnelle (et, pas d’inquiétude, il y a des moyens, peu ragoûtants de remplumer tout ça).
Les animaux qui le peuplent sont constitués d’amas de cellules mobiles qui ont choisi de s’associer pour former des organismes (ceci vaut même pour les humanoïdes intelligents sans doute assez semblables à nous dont Marla est une représentante), un choix d’association que ces cellules peuvent à tout instant remettre en cause en quittant  un organisme insatisfaisant pour se mettre en quête d’un autre.
Ce n’est qu’arrivées dans l’organisme désiré que les cellules, totipotentes à l’origine, se spécialisent pour former des organes aux fonctions spécialisées. Cette transformation qui, chez les humains, a lieu durant l’embryogenèse, est possible ici durant toute la vie de la cellule, qu’elle doive réparer un organe endommagée en migrant vers lui à partir d’un organe sain ou qu’elle s’adapte au nouvel organisme auquel elle s’associe, de gré ou de force. Car si c’est par une nutrition (!) adaptée qu’on maximise ses chances de conserver ses cellules, voire d’en attirer d’autres, des modalités de transfert autres existent qui impliquent des échanges volontaires illégaux entre Swappers (qui tentent d’attirer à eux les souches volontaires d’autres individus dans une transaction mutuellement consentie mais pas toujours mutuellement profitable) ou des vols perpétrés par les rares mais redoutés Scavengers (qui peuvent aussi, exploitation suprême, acheter des cellules à des nécessiteux).

Dans ce monde étonnant, lâchement inspiré des travaux de Michael Levin sur la morphogenèse, Egan installe un thriller palpitant. On y découvre la réalité d’un monde où l’intégrité biologique n’est pas un donné à travers les yeux de Marla, devenue une chercheuse en biologie financée par une Flourisher (une femme si attirante pour les cellules qu’elle en trouve toujours de nouvelles pour se régénérer) âgée de plus de deux siècles afin d’enquêter sur une mystérieuse vidéo sur laquelle on voit une truie « accoucher » d’un rat. L’investigation de ce mystère scientifique permettra plus tard à Marla et à ses alliés d’aider Ruth, une Swapper à qui est arrivée une mésaventure aussi terrifiante qu’inédite, un « transfert » de conscience d’un corps dans un autre.
Je n’en dis pas plus sur la trame de l’histoire afin de ne pas spoiler au-delà de ce qui est vu et compris dans les tous premiers chapitres. Sache seulement, lecteur, que même si les personnages n’ont pas un background biographique exceptionnel et que le world building est limité, l’aspect thriller, la détresse évidente et proprement effrayante qu’inspire la situation de Ruth – avec qui tu ne pourras que compatir –, et la description fine et très bien vue du ressenti physique qu’entraîne la situation si particulière de la jeune femme seront plus que suffisants pour te tirer sans mal jusqu’à la dernière page.

Dans The Nature of the Firm, en 1937, Ronald Coase expliquait que les firmes naissent et vivent chaque fois qu’il est plus rationnel d’engager des relations contractuelles à long terme que de s’approvisionner (en travail et/ou capital) sur le marché libre. Autrement dit, chaque fois que les coûts de transaction sont supérieurs à la perte qu’engendre le renoncement à la recherche quotidienne du meilleur prix sur un marché à prix flexibles (e.g. j’engage en CDI une secrétaire pour ne pas avoir à payer chaque jour les coûts de recherche d'une secrétaire du jour au prix du jour ; conséquemment chez nous c’est la baisse de ces coûts de transaction permise par technologie et législation qui permet la multiplication récente des contrats courts, et les système de bonus/malus réglementaires sur les CDD courts sont un moyen d’augmenter les coûts de transaction afin de limiter le nombre des nouveaux contrats conclus).
Voilà, expliquait Coase, pourquoi existent des firmes, structures pérennes engagées dans des relations de long terme entre leurs constituants afin de minimiser les coûts de transaction. Il se produit la même chose dans le monde de Marla ; mais là ce sont des cellules vivantes, qui pourraient vivre seules ou s’associer au coup par coup, qui choisissent de former les dites relations de long terme en devenant un organisme ou en en rejoignant un.

Questions : comment l’organisme lui-même se forme-t-il ? comment sait-il quelle forme adopter ? comment les cellules acquises savent-elles ce qu’elles doivent devenir pour être fonctionnelles ?
Dans le monde de Marla – comme dans le nôtre d’ailleurs – c’est par des échanges électriques et chimiques que les cellules communiquent entre elles et s’informent mutuellement ; c’est donc par l’émission de signaux électriques et chimiques appropriés et finement calibrés qu’on pourrait espérer les forcer à adopter telle ou telle fonction individuelle et telle ou telle forme en tant que communauté.

C’est le point des travaux de Marla, comme c’est celui de ce Michael Levin (voir à la fin du post) qui a montré que l’ADN n’était pas tout dans la morphogenèse en réussissant à « produire » des vers planaires à deux têtes ou à deux queues par stimulation bioélectrique.
C’est vers un nombre fini d« attracteurs », un peu comme en théorie du chaos, que se « dirigent » les formes possibles ; il faut donc « seulement » trouver quels signaux dirigent vers tel ou tel attracteur pour façonner du vivant par-delà les contraintes de l’ADN – les possibilités en médecine sont phénoménales. C’est la voie vers les « attracteurs » humanoïdes que cherchent Marla et son équipe, une aventure scientifique qui se révélera pleine de dangers tout sauf hypothétiques.

Si la biologie migrante des animaux du dernier roman de Greg Egan vous rappelle les Traeki ou les terribles Jophur du Cycle de l’Elévation de David Brin, sachez aussi que les plus courageux d’entre vous – ceux qui ont lu la trilogie Orthogonal de Mister Egan – reconnaîtront dans Morphotrophic une approche qui a déjà été celle de l’auteur en ce qui concerne la reproduction (certes moins sévère ici que dans Orthogonal). Cette incursion dans les biologies alternatives, plus rare chez Egan que celles dans les physiques étonnantes, donne un roman agréable à lire et amène à s’informer sur des recherches en cours qui sont littéralement passionnantes sans oublier de proposer une réflexion éthique modeste mais correcte. Que demander de plus ? Merci Mister Egan !

Morphotrophic, Greg Egan

Je conseille vivement la lecture ces deux passionnants articles pour se faire une idée plus précise :

Commentaires

Anudar a dit…
Hmmmm, voici qui m'intrigue beaucoup.
Gromovar a dit…
Bon, c'est un thriller, hein. Il prend les travaux de Levin et il extrapole avec parfois des facilités. Mais j'ai trouvé ça très sympa et les travaux bien utilisés.
Anonyme a dit…
Pourquoi « lâchement » ?
Gromovar a dit…
Parce qu'il extrapole afin d'en faire une histoire plus intéressante qu'un simple récit de vers à deux têtes ou à deux queues.