Sympathique et abordable, il était en dédicace à la Comédie du livre à Montpellier. Il nous en dit plus aujourd'hui sur son magistral roman. Qu'il en soit remercié ! A fortiori car c'est du lourd.
1/ Bonjour Laurent Mantese, tu es l’auteur de La Sonde et la Taille, une déjà remarquée « dernière aventure de Conan », et pourtant tu es encore peu connu du grand public de l’Imaginaire. Peux-tu te présenter en quelques mots, voire plus ?
Bonjour. Je suis publié depuis 2011, essentiellement dans deux maisons d’éditions indépendantes, les Éditions Malpertuis dirigées par Christophe Thill et Thomas Bauduret, et les Éditions de la Clef d’argent fondées par Philippe Gindre et dirigées aujourd’hui par Philippe Gontier et Jean-Pierre Favard. Toutes les deux sont dédiées à des formes de fantastique classique héritées du 19ème. Malpertuis a réédité notamment le Roi en Jaune (The King in Yellow, 1895), de Chambers, et la Clef d’argent travaille de manière très diversifiée, en publiant aussi bien des auteurs français contemporains que des études sur Lovecraft ou Clark Ashton Smith, ou encore des rééditions des nouvelles d’Edouard Ganche. Dans les deux cas, et malgré des budgets serrés, ce sont deux maisons d’édition très professionnelles, tenues par des passionnés.
Avant Albin Michel, je n’avais jamais écrit de fantasy, que je considérais d’un œil un peu dubitatif, et je me cantonnais à ce que je savais le mieux faire, le fantastique horrifique.
Je suis aussi professeur de philosophie. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser en lisant mes livres, je suis un rationaliste matérialiste convaincu. Dans mes classes de lycée, j’essaie d’enseigner aux élèves une forme d’esprit critique basée sur les méthodes d’investigation scientifique modernes. Ce qui ne m’empêche pas d’être un gars sympa.
2/ Tu as dit récemment en table ronde que tu écrivais des textes courts quand tu étais un jeune adolescent. Pourquoi cette forme d’expression ? Et comment a-t-elle évolué depuis pour permettre la naissance de La Sonde et la Taille ?
Gamin, j’avais des terreurs nocturnes. Puis, à 11 ans, j’ai découvert Conan dans la collection J’ai Lu illustrée par Frazetta. Je suis resté littéralement scotché par le personnage, sa bravoure, son sens de l’honneur, son absence d’hésitation ou de peur, sa violence totalement désinhibée. Ça a été un choc psychologique salutaire qui m’a totalement détourné de mes angoisses. Très vite, j’ai éprouvé le besoin d’écrire des histoires à mon tour, je me rêvais écrivain, je rédigeais des nouvelles de Conan et des préfaces entièrement pompées sur celles de Sprague de Camp, bref, je jouais à l’auteur.
Au fil des ans, j’ai tâtonné, en essayant plein de formes littéraires différentes, des poèmes à la Baudelaire, des petits essais socio-catastrophistes prétentieux à la Debord, des trucs bizarres à la Antonin Artaud, des aphorismes stoïciens pompeux inspirés de Marc-Aurèle, bref une espèce de bric-à-brac dans lequel je n’arrivais pas à trouver la forme qui me convenait le mieux. Et puis, en 2011, j’ai découvert Jean Ray, qui a été ma deuxième grande claque littéraire : à partir de là, je suis revenu à l’écriture de nouvelles fantastiques, puis de romans. Depuis, je n’ai plus arrêté, jusqu’à La Sonde et la Taille. Quand j’ai commencé le texte, je m’étais fait une promesse : si tu n’es pas pris dans une maison d’édition à grosse diffusion, tu arrêteras d’écrire. Je me suis donc plongé dans l’histoire de Conan avec une forme de rage, en me disant simplement : écris le bouquin que t'aurais envie de lire, sans te poser de questions sur ce que pourraient aimer ou pas les lecteurs.
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Illustrations Aldo Mantese |
3/ Sans spoiler mais pour donner envie, peux-tu maintenant nous dire quelques mots sur ton imposant roman, La Sonde et la Taille ?
En gros, je dis au lecteur : « Ok, tu as suspendu le pacte de rationalité qui a cours en littérature générale, puisque tu es devant un livre de fantasy. Si tu me fais confiance, je te prends par la main et je ne te lâche plus pendant 600 pages, sans temps mort, avec (j’exagère mais à peine) un cliffhanger à la fin de chaque chapitre ».
J’ai voulu que le lecteur soit pris dès la première scène, qu’il veuille plus lâcher le bouquin, mais qu’en même temps il craigne d’avancer, car on ne sait jamais jusqu’à la fin quel personnage va s’en sortir, lesquels vont mourir, ni même d’ailleurs si quelqu’un va en réchapper. J’ai voulu déjoué les attentes traditionnelles de ce type de récit et déporter l’attention du lecteur sur ce qu’il n’est pas habitué à voir ou à espérer. Qu’il se dise par exemple : « ah ouais, quand même, on peut aller jusque-là ! On peut lire une scène d’opération de la vessie qui court sur trente pages avec l’impression d’assister à une scène de combat ! »
4/ Conan est un personnage qui a une très longue histoire. Créé en 1932 par RE Howard, il est le héros d’une septantaine de textes dont tous ne sont pas intégralement de lui. Il est aussi un personnage de comics (nombreux) et de films dont le célèbre Conan le Barbare de John Milius qui a donné pour l’éternité au personnage les traits d’Arnold Schwarzenegger. Qu’est-ce qui t’a attiré dans ce personnage déjà très exploité et que penses-tu pouvoir lui apporter ?
Je cherchais un sujet original, une figure iconique qu’on puisse tordre dans tous les sens. Conan s’est imposé naturellement, j’ai toujours adoré le personnage. Ce que je souhaitais, c’était rendre à la fois un hommage sincère à Howard, avec toute l’imagerie iconique à la Frazetta véhiculée par ses textes, et produire en même temps une sorte de relecture existentielle qui viendrait humaniser l’icône. Quelque-chose de dense, d’émouvant, mais en même temps de viscéralement tendu vers l’action. J’ai donc essayé d’écrire à la fois un pur roman d’héroic-fantasy, un survival dans la lignée de Predator ou de The Thing, et un roman historique réaliste, à hauteur d’hommes, de femmes et d’enfants.
5/ Dans La Sonde et la Taille, Conan, bien vieux, souffre dans sa chair des outrages du temps, et son royaume souffre tout autant. Faut-il y voir une allégorie sur les deux corps du roi ou la mise en scène d’une inévitable anacyclose ? Ou, pour le dire autrement, si on comprend pourquoi le corps vieillissant de Conan le trahit, pourquoi le royaume « juste » qu’il a fondé s’effondre-t-il aussi simultanément ?
La réponse à ta question se trouve dans la scène où Tokaiev voit, dans le futur, la destruction de la civilisation. Cette scène fait écho à celle de la fin, où la créature voit elle aussi la même chose dans le futur. C’est une sorte de parabole sur l’effondrement des remparts qui nous permettent encore de vivre ensemble.
Conan, qui est un barbare, a réussi à civiliser sa nature. Il est devenu un roi bon. Son royaume est devenu bon aussi. Mais le bon ne reste jamais bon indéfiniment. On a tendance à oublier que la politesse, la courtoisie, la politique, le dialogue, la culture sont des moyens de ne pas resombrer dans la barbarie. Ce sont des sortes de défenses. Nous sommes persuadés, dans nos pays riches, d’être à l’abri des aspects les plus brutaux de notre nature, que nous serions arrivés au-delà de ce que l’homme peut produire de pire, que nos sociétés seraient résilientes par rapport à la bête qui sommeille en nous. Or, est-ce vraiment le cas ? Regardez ce qu’il se passe simultanément en Israël et en Palestine : côté israélien, ce sont les horreurs du 7 octobre, où des terroristes convaincus d’être du côté de la résistance ont massacré des civils, violé des femmes, assassiné des enfants ; côté palestinien, ce sont les horreurs de Gaza, où Israël, persuadé d’être du bon côté de la défense légitime, bombarde des immeubles d’habitations remplis de femmes et d’enfants au prétexte qu’il s’y cache des terroristes du Hamas. À partir du moment où on ne fait plus de la vie humaine, n’importe laquelle, un principe sacré d’inviolabilité, quitte à s’assoir sur ses certitudes, le pire arrive toujours.
6/ Conan souffre d’abord ici dans sa virilité. Est-ce un pied de nez ironique que tu fais au personnage du barbare surviril, une manière de montrer que la puissance réside d’abord dans la volonté ou une concession faite à une forme d’anti-virilisme contemporain ?
C’est clairement une façon de déconstruire des représentations masculinistes effectivement datées. Dans mon roman, la trame de départ est la suivante: Conan est cerné de toute part : complots, maladie des reins, vieillesse, poids des responsabilités, etc. Il fait des cauchemars affreux. Les morts qu’il a invisibilisés toute sa vie reviennent le hanter. Le suspens réside dans l’attitude qu’il va adopter : va-t-il ou non réussir à dépasser ce qui le menace ?
Je sais bien que beaucoup de fans du personnage, dont je suis, accepteraient mal de voir le héros de Howard avoir peur de qui que ce soit ou se sentir coupable de quoi que ce soit. Il fallait donc trouver un ennemi à la hauteur du personnage, quelque-chose qu’il n’avait encore jamais vraiment affronté : cet ennemi, c’est lui-même. Conan, en gros, redevient un animal métaphysique, comme dit Schopenhauer. Il n’affronte pas vraiment la peur, qui a toujours un objet (fondamentalement, il n’a peur de rien) mais l’angoisse, qui est sans objet. Alors que chez Howard, Conan ne fait que combattre les autres, dans le roman il se combat lui-même, il lutte contre sa propre angoisse métaphysique (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de combat, il y en a plein, mais ils se déploient tous autour de lui de manière concentrique, en se rapprochant de lui de plus en plus, jusqu’à la scène finale).
C’est pourquoi, dans le roman, je déjoue les attentes : Conan ne se bat quasiment jamais, au contraire. Sans cesse il fuit, il se cache. Mais la seule chose dont il ne peut pas se cacher, c’est lui-même. En le fragilisant, je le rends plus humain, mais je ne cède rien sur ce qui plait dans le personnage : sa volonté.
7/ La scène de l’exérèse du calcul dans l’urètre est particulièrement impressionnante, on la lit en apnée. Quelle recherches et quel travail d’écriture a nécessité cette scène ?
Il fallait attaquer symboliquement Conan là où le culte de la virilité est le plus évident : l’entrecuisse. Il fallait qu’il soit vulnérable là où Howard ne s’aventure jamais : dans la puissance sexuelle. En le plaçant d’emblée comme un impuissant, je désactive toutes les possibilités de lecture masculiniste du roman. En fait, cette scène représente le seul et véritable combat mené par Conan dans tout le roman. Et d’ailleurs, c’est un combat strictement passif : il lutte contre la douleur.
Pour le réalisme, il me fallait coller au plus près de la réalité de l’époque. L’opération décrite est une des plus anciennes interventions chirurgicales : la taille vésicale. Je me suis basé sur le Traité de Médecine de Celse (25 av J-C) et sa description de l’opération d’extraction des calculs (ou lithotomie, qu’on appelait à l’époque la maladie de la pierre). Toute l’opération est décrite avec soin dans le Livre 7, paragraphe 26 (le Traité comporte huit volumes). Je me suis aussi aidé d’autres sources, comme le Théâtre de l'Opération de la Taille de Marin Marais, par Georges Raymond. Tout ce qui se passe dans cette scène se passait donc rigoureusement ainsi pendant l’antiquité, et plus tard au Moyen-âge. Hippocrate déconseillait d’ailleurs l’opération la plus lourde (la taille), qui se soldait presque toujours par d’atroces souffrances suivies du décès.
8/ Au fur et à mesure du roman, il semble que la conviction du Conan d’Howard selon laquelle la vérité se trouve dans les valeurs barbares de confrontation directe, loin des trahisons, des mensonges et de la décadence morale de la civilisation, est validée par les faits. Il semble que la civilisation corrompt au moins autant que le pouvoir. Est-ce pour cela que Conan ne lutte pas pour reconquérir le pouvoir mais seulement pour sauver Colin, son fils adoptif ?
Oui. Conan est touché pour la première fois par la maladie, qui va produire chez lui tout un tas d’interrogations existentielles. Pour la première fois, le danger ne vient plus de l’extérieur mais de l’intérieur, de sa propre intériorité. Et sa formidable vitalité ne peut rien y faire. Il devient ainsi son propre ennemi, ce qui produit chez lui un effet de dédoublement. A partir de là, il se produit des effets en cascades, qui peuvent tous êtres lus comme des métaphores de la progression de la maladie à l’intérieur de l’organisme : envahissement de la citadelle, perte du trône, massacre des siens, délitement des liens sociaux, meurtres et violences, etc…
Conan est lui-même une citadelle assiégée. Il vit un désordre de la pensée si violent qu’il semble capable de le détruire; il est acculé. Il n’a pas d’autres choix que d’essayer de trouver un sens à sa vie de carnage. Dans ce contexte, la citadelle représente la civilisation avec son lot de corruption morale et physique et sa haine de la vie, et la forêt et les montagnes enneigées représentent des sortes d’espaces de purification, qui vont favoriser chez lui une forme de revalorisation morale à travers la protection de l’enfant. Tout cela m’a permis de coller au plus près des idéaux de Howard, même si, je tiens à le dire, je suis opposé à une telle vision de la civilisation. Pour moi, c’est toujours la civilisation qui élève, et la barbarie qui fait sombrer. Bien sûr, il faudrait s’entendre sur ce qu’on met sous le terme très vague de « civilisation ».
9/ Il y a une violence très graphique mais jamais complaisante dans le roman. A quelle tradition littéraire ou à quel auteur pourrait-on la rattacher si on voulait la décrire vite à un futur lecteur ?
Il y en a plein ! Gabrielle Wittkop pour l’intransigeance visuelle, Pierre Pelot pour le jusqu’au boutisme narratif, Curzio Malaparte pour le côté lyrique et dramatique de la violence (dans Kapput surtout), il y a aussi Shakespeare pour la violence politique. Je tenais vraiment à faire un Conan shakespearien. Le roman C’est ainsi que les hommes vivent de Pelot a aussi été pour moi un choc énorme. J’ai compris, en lisant ce livre, qu’on pouvait tout se permettre dans un roman, y compris en termes de violence, à condition de servir scrupuleusement le récit et de ne pas tricher avec le lecteur. Il y a aussi du Dean Koontz, du Masterton, du Lovecraft, du Poe, du Zola (celui de la Terre), du Lieberman (celui de Nécropolis). Plein d’influences en fait !
Donc oui c'est brutal, oui il y a de l’organique, oui il y a de la violence, oui c'est sans concession, mais il n’y a rien de gratuit, rien de complaisant, et de toute façon je n’ai pas réfléchi à tout ça en l’écrivant. J’ai essayé de coller au plus près de la représentation que je me fais de l’univers de Conan et de sa rudesse moyenâgeuse. S’offusquer de trouver dans un roman des descriptions de viol et de gens qui défèquent ou qui éjaculent, c’est ne pas bien comprendre ce qu’est la littérature. C’est la confondre avec la bienséance, qui veut qu’on n’expose pas aux autres le contenu de son estomac, et avec la réalité, qui n’est pas la fiction.
10/ Même question pour l’omniprésence des odeurs et des fluides corporels.
Rabelais et Bukowski !
11/ Dans les nouvelles comme dans le film de Milius, le Mal fondamental qui révulse Conan est toujours le fait de mages, des êtres qui contournent les voies de la nature, de la force et de l’acier pour vaincre par des moyens qu’on pourrait qualifier de déloyaux comme il y a en justice des preuves déloyales. Ici, la déloyauté réside dans la trahison mais elle est foncièrement humaine et matérielle. As-tu volontairement tourné le dos au modèle howardien de la vilénie ?
J’avoue que je n’ai pas réfléchi comme ça. Dans le roman, tout le monde est déloyal (à part Tokaiev, le conseiller de Conan, et son capitaine de la garde, Cassius) mais en même temps tout le monde est humain. Les mercenaires portent Colin sur leur dos et rigolent avec lui. Les nobles culpabilisent d’avoir laissé des brutes faire le sale boulot.
Jafar, c’est le prince de Machiavel : il vise l’équilibre du royaume, quel qu’en soit le prix. Il voit bien que Conan est vieux et ne maitrise plus grand-chose. Ce qu’il souhaite, c’est rétablir un semblant d’ordre, même si cela doit passer par des compromissions avec la religion montante. C’est ce qu’on fait les tunisiens, les marocains, les égyptiens avec les Frères Musulmans, avant de les chasser après s’être rendu compte qu’ils ne visaient pas le bien des populations mais un projet théocratique global.
La créature maléfique qui pourchasse Conan est finalement rendue à ses faiblesses et à sa finitude, qui la terrifient.
Tranche-Gueule est profondément ambivalent : il souffre de faire souffrir et veut se racheter.
En fait, seul Colin est parfaitement gentil. C’est aussi, paradoxalement, le plus solide. L’idée, c’est que c’est la gentillesse qui sauve ; elle sauve, non pas de la violence du monde, mais du regard qu’on peut porter sur soi en se regardant dans un miroir.
12/ Il y a des passages ici dans lesquels Conan est hanté par le sang qu’il a versé durant sa vie. Il n’a fait pourtant que suivre sa nature, si on en croit Howard, et a de surcroît fondé après ses années d’aventure un royaume qu’il a tenté de rendre juste. Quel est donc le système de valeurs de ton Conan ? En quoi diffère-t-il de celui du Conan de Howard ? Et comment ce système de valeurs percute-t-il sa réalité biographique dans ton roman ?
Ce qui m’a fasciné chez Conan quand j’étais gosse, c’est sa capacité à tuer sans culpabiliser. Il n’y a aucun filtre moral chez lui à partir du moment où on l’attaque. Dans la vraie vie, ce serait un fou furieux, un assassin sanguinaire, mais cela semble normal puisqu’il évolue au sein d’une époque imaginaire où il n’y a que des assassins sanguinaires – en tout cas ce sont clairement des personnages récurrents.
Conan, chez Howard, ne réfléchit jamais sur sa propre condition : il est un vivant parmi les autres vivants, en parfaite adéquation avec l’ordre naturel, qui est le sien propre. Le Conan de Howard, c’est celui qui est, contrairement à la plupart d’entre nous, dans un rapport à la mort parfaitement assumé. Il l’affronte sans cesse, ne s’en cache jamais, va même au devant d’elle. Les trésors ou les fortunes qu’il amasse au risque de sa vie ne lui suffisent jamais, on ne sait d’ailleurs jamais bien ce qu’il en fait. Il peut risquer sa vie pour un joyau et l’abandonner une fois acquis pour les yeux d’une belle fille. Il est donc dans un rapport dynamique à l’existence, il est toujours en mouvement, mais ce mouvement se heurte en même temps toujours, dans les nouvelles de Howard, à une forme d’affrontement physique très brutal avec la mort (cette mort revêt pour le coup toutes les formes narratives de la fantasy : monstre, loups sauvages, morts-vivants, nécromants, dragons, démons, etc... ). Il y a donc là une ambivalence. S’arrêter, c’est mourir. C’est très clair dans les BD qui ont succédé à partir des années 70 aux récits de Howard (Dark Horse, Marvel) qui en font un héros clairement atteint de dysmorphobie musculaire, ce que j'interprète comme une forme de désir de toute puissance et d’immortalité (la maladie du bodybuilder) qui culminera dans le film de Milius.
On dit aussi de Conan qu’il a une forme de noblesse naturelle, de décence ordinaire (on ne viole pas les femmes, on ne violente pas des hommes non armés, on a une certaine idée de la Justice), et c’est vrai. Mais l’angle mort dans tout ça, c'est qu’il mène en même temps des troupes entières dans des razzias meurtrières et sanglantes sur des villes, des villages, des caravanes paisibles de marchands, des empires plus ou moins stabilisés (les très rares moments où ces scènes apparaissent, ce n’est pas chez Howard mais dans les adaptations BD de Savage Sword of Conan, chez Buscema et Roy Thomas, dans les années 70, et encore). Or, dans ces villes et ces villages, il y a des femmes, des enfants, des vieillards. Que leur arrive-t-il d’après vous ? Pourtant, ces massacres et ces viols sont toujours invisibilisés chez Howard, alors qu’ils sont évidents au vu de l’existence de Conan : chef de mercenaires sans solde, chef de boucaniers, chef de pirates, chef de tribus violentes du désert… J’ai voulu montrer cette ambivalence.
Pour moi, Conan est clivé : il a peur de la mort, mais il refoule cette angoisse dans une sorte de fuite en avant sanguinaire, en étant frontalement opposé à toute forme de pouvoir institué. Il me fait penser à ceux qui se suicident parce qu’ils ne veulent pas se voir vieillir ou ramollir : il se jette au devant de la mort pour ne pas avoir à l’affronter, en croyant atteindre ainsi une forme d’immortalité (c’est exactement ce qu’a fait Howard, en se suicidant). C’est pour ça que Conan est devenu une sorte de mythe, un héros barbare, c'est-à-dire celui qui, par essence, est fondamentalement immortel parce qu’il n’est pas contaminé par les processus de pourrissement moral induits par la peur de mourir.
En fait, ce qu’il manque à Conan dans les récits de Howard pour en faire tout à fait autre chose que des purs récits de pulps, c’est la souffrance. La souffrance vécue (morale et physique), même si elle révulse, même si elle creuse des failles, rend aussi plus humain. C’est ce qui manque à Conan et que j’ai voulu injecter dans le livre : un Conan moins caricatural, moins sûr de lui, avec une part de féminité (il pleure, ce qu’on ne voit jamais dans les récits de Howard), il craint pour son fils adoptif, etc...
La souffrance, au lieu de le blinder, l’humanise. Il en va de même pour Tranche-Gueule d’ailleurs, qui va trouver sa rédemption par la promesse qu’il a faite à Conan, qu’il considère comme une figure à la fois noble et chevaleresque, ce que Conan est aussi. La souffrance permet de s’ouvrir à l’autre. Et ce n’est pas du tout religieux de dire ça, c’est un comportement éminemment humain (voire même animal), bien antérieur à l’apparition des religions, qui n’ont fait que reprendre à leur compte des comportements moraux très anciens dans l’histoire de l’évolution. Mettez deux singes dans deux cages séparées. Quand le premier appuie sur un bouton, il obtient sa friandise préférée. Mais, en même temps qu’il appuie, une décharge électrique frappe le second singe. Très vite, le premier va se priver de sa friandise pour épargner des souffrances au second.
13/ Comment as-tu créé le personnage de Colin, le fils adoptif de Conan, et que nous dit-il ?
Colin, c’est Le sagouin de Mauriac. Il est le contrepoint figuratif de Conan: handicapé, intellectuellement limité, il est pourtant capable d'une résilience formidable. C'est lui qui s'occupe de Conan quand il ne peut plus avancer. Ce sont finalement deux inadaptés, deux êtres « primitifs », définitivement séparés de la civilisation dans ce qu’elle peut avoir de méprisant et de violent pour les faibles et les inadaptés. Par leur seul attachement, ils dépassent leur condition réciproque.
14/ Même question pour le terrifiant puis passif Tranche-Gueule.
Tranche-Gueule, c’est Conan plus jeune, mais dans sa version « hard ». C’est le Death Dealer de Frazetta. En fait, si on devait faire une analyse psychologique moderne du Conan de Howard, on dirait que sa personnalité comporte des traits dyssociaux : instabilité (résidentielle, professionnelle, affective, attentionnelle), impulsivité, intolérance à la frustration, commissions d'actes antisociaux, homicides avec violence, vols, éthylisme chronique, prodigalité. Il a aussi des traits paranoïaques : il fait preuve d’hyperesthésie sociale (méfiance), de narcissisme (autosatisfaction, optimisme invétéré, affirmation que « quand il veut quelque chose, il l'a», individualisme très marqué). On en conclurait, dans un tribunal, qu’il a une dangerosité criminologique particulièrement élevée ! Tranche-Gueule, c’est tout ce qu’on ne voit pas de Conan chez Howard mais qu’on devine dans les interstices des récits.
15/ Conan/Colin, couple père/fils sans mère, fait penser à tous ces couples H/H qui vont de Picsou/Donald à Batman/Robin en passant par Obiwan/Luke. Conan n’a pas de femme, Colin pas de mère, le modèle familial est-il incompatible avec la forme héroïque ?
Je ne pense pas. Dans le roman en tout cas, Colin, Tokaiev, Conan et Bâdr, le chien, forment une sorte de famille recomposée, et l’ensemble de la cour est elle aussi une sorte de grande famille élargie. J’ai tenu aussi à montrer des figures de femmes fortes, héroïques : une servante qui, pour protéger Colin, va jusqu’à égorger un des hommes de Tranche-Gueule, et la cheffe du clan de cimmériens (cette figure féminine là, je l'ai voulue explicitement comme ça, et sous cette forme là, à ce moment là : dure, inflexible, et dominant Conan qui chiale à genoux devant elle, la morve au nez).
16/ Et quid de la forme héroïque elle-même ? Fait-elle encore sens dans un monde qui sacralise la victime (Azouvi, 2024) ?
C’est vrai qu’il y a une sorte de course à la victimisation aujourd’hui. Mais si cela peut pacifier les relations, pourquoi pas ? Le risque, ce serait qu’on en vienne à se méfier durablement les uns des autres. Dans tous les cas, je crois qu’il faut beaucoup d’héroïsme, à la fois pour s’accepter comme victime, puis surtout pour dépasser cette condition.
17/ A la fin du Seigneur des Anneaux, les elfes quittent les Terres du milieu, leur temps est fini. Conan part aussi à la fin de ton roman pour disparaître en rejoignant les siens aux marges du monde, mais, contrairement aux elfes de Tolkien, il a d’abord été humanisé par toi. Les deux approches sont crépusculaires mais comment La Sonde et la Taille, en humanisant Conan et en donnant un background « social » aux mercenaires malfaisants, participe-t-il du passage de l’épopée au roman dont Kundera faisait la marque de nos temps littéraires modernes ? Et d’ailleurs était-ce le projet ?
Merci de me poser cette question, qui me touche. Oui, j’ai vraiment essayé de rapprocher l’épopée du roman, c'est-à-dire la littérature populaire, méprisée par une élite intellectuelle auto proclamée qui se croit autorisée à distribuer les bons et les mauvais points, et la littérature tout court, que certains croient enfermer dans des cases, mais qui n’appartient en réalité à aucun genre ni à personne, si ce n’est aux lecteurs et aux lectrices.
18/ Page 202, on lit : « Songe à ceux qui vivaient près de toi, tes parents, leurs parents, les parents de leurs parents. Leur disparition a-t-elle troublé le monde ? Qu’est ce qui trouble le monde ? », et à la fin il semble aussi que rien, même pas le plus grand mal, ne résiste au temps, ce qui rend vain toutes les œuvres humaines.
La morale du roman est-elle alors celle de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ! Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours », une morale qui rappelle fortement celle que transmettait le roman de Frank Ferric Trois Oboles pour Charon, édité lui aussi par Gilles Dumay ?
Je n’ai pas lu ce roman-là de Frank, mais celui paru chez AMI, Le Chant mortel du Soleil. Je l’ai lu en filigrane, pour ne pas me laisser influencer, car je savais qu’il parlait aussi de religion et du temps qui passe. Plus qu’une sorte de morale désespérée, je dirais que mon roman parle plutôt d’une morale du retrait et de la fraternité : de la fraternité parce que chaque vie humaine compte autant qu’une autre, et du retrait parce que le pouvoir n’a pas d’importance. Celles et ceux qui pensent y trouver des formes d’accomplissement, à mon sens, se trompent : ils ravivent les vieux brasiers qui couvent toujours entre les êtres humains, et qui ne demandent qu’à s’embraser à chaque génération nouvelle.
Question subsidiaire: Pourquoi des phrases de trente lignes ???
C’est ainsi que les hommes vivent de Pelot et Kaputt de Malaparte m’ont totalement inspiré !
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