Lorsqu’un voyageur parcourant le centre nord du Massachusetts se trompe de direction au carrefour du péage d’Aylesbury, juste après Dean’s Corners, il arrive dans un étrange pays, à l’écart de tout. Le terrain s’élève peu à peu, et les murs de pierre bordés de broussailles enserrent toujours plus étroitement les ornières de la route poussiéreuse et sinueuse. Les arbres des nombreuses ceintures forestières semblent tous trop grands, et les plantes sauvages, les ronces et les mauvaises herbes poussent avec une luxuriance que l’on voit rarement dans les régions habitées. En même temps, on aperçoit très peu de terres cultivées, et celles-ci sont toutes arides. Quant aux quelques maisons éparses, elles présentent toutes un aspect étonnamment uniforme de décrépitude, de misère et de délabrement…
L’abomination de Dunwich, HP Lovecraft, trad. David Camus pour Mnémos.
Arthur Machen est un auteur britannique d’origine galloise dont la vie enjambe le début du XXe siècle. Son roman le plus connu, Le Grand Dieu Pan, inspira fortement Lovecraft. Celui-ci vouait à celui-là une grande admiration qu’il confia aux lecteurs dans son Epouvante et surnaturel en littérature. On remarquera d'ailleurs fréquemment à quel point l’écriture d’HPL et celle de Machen se ressemblent quand il s’agit de décrire des lieux reculés situés dans une nature éloignée de la civilisation moderne et de ce désenchantement du monde dont parlait Max Weber. Pour ne prendre qu’un exemple, le début de La Colline des rêves de Machen évoque fortement, dans son ton, celui de L’abomination de Dunwich, de Lovecraft.
Pays de Galles pour l’un, Nouvelle-Angleterre pour l’autre, Machen et Lovecraft ont chacun leur arrière-pays où survivent des formes anciennes que la modernité a relégué au plus profond de la mémoire des hommes. Mais « N'est pas mort ce qui à jamais dort ».
Voici qu’Aux Forges de Vulcain sort un recueil de nouvelles de Machen intitulé La Colline des rêves et autres récits fantastiques, avec nouvelles traductions d’Anne-Sylvie Homassel et texte inédit en français (Un fragment d’existence).
Comme écrit au-dessus, entre Machen et Lovecraft il y a plus que des similarités. Commençons, ceci dit, par ce sur quoi ils divergent. Lovecraft est un athée convaincu quand Machen est, au moins, mystique. Il y a un surnaturel métaphysique chez Machen quand seule le matière habite l’œuvre de Lovecraft. Mais pour le reste ce sont deux auteurs proches.
Si Machen apparaît plus décadentiste que Lovecraft, citoyenneté britannique et donc sens aigu de la hiérarchie des classes oblige, les deux partagent une nostalgie explicite de temps révolus, une forme d’élitisme revendiqué, une distance à l’humanité, et la certitude qu’existe derrière le prosaïque monde visible une autre forme de réalité accessible à certaines personnes ou à partir de certains lieux. Les deux sont des mécontemporains qui cherchent dans la généalogie personnelle ou historique – dans un au-delà qui est toujours un précédent – les signes d’un supplément d’âme dont la modernité positiviste du XIXe siècle les a privés.
Ces traits sont visibles dans tous les textes rassemblés par les Forges, avec la recherche esthétique qui caractérisait aussi le mouvement et donnait lieu à la production de textes longuement descriptifs, au point de pouvoir être dits historiés.
La Colline des rêves, partiellement autobiographique et vivement fantasmé, dit les affres d’un Gallois exilé à Londres qui échoue à devenir un écrivain reconnu. Lucian, fils d’un pasteur peu respecté, a vu, jeune, l’autre côté du réel dans un fort romain proche du domicile de son père. Il passera sa vie à tenter d’exprimer ce qui est indicible, envahi de visions et de rêves qui le mettent de plus en plus à l’écart d’une humanité dont il se déprend peu à peu. Un texte qui devient progressivement de plus en plus onirique sous les effets conjoints du délire propre à qui vit entre deux mondes et de l’usage de substances que De Quincey (cité explicitement) conseillait. Etonnant, dérangeant, bouleversant aussi, une nouvelle qu’on lit comme on rêverait un rêve éveillé.
Note : On y remarque une sensualité qui ne devait pas manquer de faire scandale à l’époque.
Le Peuple blanc raconte une histoire différente mais manie les mêmes thèmes et la même esthétique. Autre monde, visions troublantes, ancienneté réveillée, ce sont les affres d’une petite fille sensitive que Machen narre dans ce récit, encapsulées dans une discussion sur le Mal métaphysique, sur la transgression sacrée comme seule vraie source de Mal.
Mêmes thèmes aussi dans Un fragment d’existence. Mais ici, le texte, statique comme du Huysmans, est très drôle. Voir les affres existentielles de Darnell, « héros » de la nouvelle et petit bourgeois un peu minable qui a perçu l’autre réalité mais s’est fait happer par le matérialisme consternant de la société britannique de l’après Révolution Industrielle, voir le couple si sage qu’il forme avec sa femme aimante alors que son sang bout de désir, voir toute cette retenue, toute cette contrainte, toute cette abjecte modestie chez un pauvre homme qui pourrait, il suffirait de si peu, toucher à l’absolu, est, par accumulation, extrêmement drôle.
Tout est petit ici, tout est profondément raisonnable et correct, si britannique et si puritain. C’en est à pleurer. Jusqu’au retour à l’origine…
Les Archers (et ses suites) n’a pas grand intérêt autre que celui d’avoir donné naissance à la légende des Anges de Mons.
Enfin, La Terreur, sur la base d’une histoire de rumeurs de plus en plus folles qui terrifient la Grande-Bretagne durant le Première Guerre Mondiale, est un trépidant thriller qui entraîne le lecteur de chapitre court en chapitre court au spectacle d’un effondrement de la sécurité et de la sérénité britannique quand meurtres, périls et mystères envahissent un pays en guerre contre l’ogre allemand. Jusqu’à une explication finale bien dans la tonalité de l’oeuvre de Machen.
Machen pratiquait un genre littéraire qui ne l’est plus guère, il est donc intéressant à lire et à apprécier.
La Colline des rêves et autres récits fantastiques, Arthur Machen
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