Londres. Bientôt.
Harmony Meads a 29 ans et déjà une très belle vie. Quoique…
Quand commence Sweet Harmony, la dernière novella de Claire North publiée dans la collection Une Heure-Lumière, Harmony, je cite, reçoit « le premier signe que ses dettes échappaient à tout contrôle ». Car, il faut que tu le saches, lecteur, Harmony est très endettée, morbidement endettée – et ceci sans volonté de faire un jeu de mot raté.
D'où vient cette dette ? Suis-moi, lecteur.
Dans le monde d’Harmony, des compagnies d’assurance privées commercialisent des contrats d’abonnement à des nanos médicales. Ces nanos machines, intégrées dans le corps, assurent en tâche de fond la surveillance médicale et garantissent une protection efficace contre certaines maladies chroniques (diabète par exemple) ou aiguës (AVC ou grippe par exemple) ; elles peuvent même être mises à jour via wifi. De fait, les nanos médicales servent de vecteurs à des applis comme celles des smartphones, qu’on peut installer, activer par abonnement, paramétrer et/ou mettre à jour pour de plus récentes versions.
Problème : existent aussi des applis « de confort » dont la fonction, non médicale, est de supprimer la graisse, de modeler les muscles, de rendre le teint éclatant ou l’haleine fraîche, etc. Sans parler des stimulants de l’humeur ou de la libido. Il n’y a presque aucune limite à l’imagination des programmeurs et de leurs employeurs.
Problème bis : Harmony est sensible, très sensible, au marketing de la bonne santé et de l’autotuning corporel. Elle achète donc toujours plus d’applis pour devenir une toujours meilleure version d’elle-même, meilleure version après meilleure version. Sans borne ni raison. Jusqu’à la catastrophe.
Sweet Harmony décrit une avenir glaçant – et objectivement envisageable – à mi-chemin entre Black Mirror et Fight Club. North y dénonce, dans un texte en aller-retours chronologiques, quantité des dérives de la société contemporaine, mais aussi certains invariants, dans les relations hommes/femmes notamment. Qu'en dit-elle précisément ?
C’est d’abord la marchandisation de la santé à coups de nanos payantes que pointe North. Dans le monde d’Harmony, mis à part quelques services de base, les nanos protectrices sont onéreuses, y compris celles qui réduisent les risques de récidive d’AVC par exemple. Dans une société sans assurance maladie généralisée, où donc le reste à charge est important, ne pas pouvoir payer c’est devoir s’en passer, ce qui rend une partie des traitement médicaux critiques inaccessibles à une grande part de la population – rappelons que North est anglaise, le problème est bien moins aigu ici.
Sweet Harmony est aussi une critique acerbe et étourdissante de la compulsion à l’achat qu’encourage le système capitaliste consumériste. Mécanismes de « frustration consommatoire » – tels que pensés par le philosophe Benoît Heilbrunn –, injonctions par les pairs et le monde du travail à viser les modèles de perfection véhiculés par la publicité et les mass media, indenture volontaire de clients qui acceptent de se soumettre aux diktats tant de leur fournisseur de service que des employeurs qui leur fournissent le revenu permettant de financer leurs achats, North tape là où tapait le Marcuse de L’homme unidimensionnel, elle y ajoute le diktat de l’apparence tel que décrit par JF Amadieu. L’autrice frappe dur, elle le fait comme un marteau-pilon qui assène, assène, assène, dans une accumulation étourdissante qui laisse le lecteur groggy. On pense à Jean Baret en moins drôle. C'est impressionnant.
Il n’y a donc pas qu’une dystopie médicale dans Sweet Harmony. North pointe aussi le culte du corps et du développement personnel qui a envahi la société contemporaine, lançant quantité d’individus en quête de perfection personnelle dans une frénésie d’amélioration par la chimie et l’activité. Culte aussi absurde et scandaleux que pourtant nécessaire dans un monde où le poids de l’apparence est de plus en plus grand, au point qu’on peut en parler comme d’un capital à façonner puis à entretenir.
Et il ne s’agit pas seulement d’être beau, fort ou en bonne santé. Dans le monde de « la pointe » – comme Gibson nommait la upper class hype – il faut aussi faire la fête sans limite, avoir une sexualité d’exception, exhiber une beauté qui signe la qualité individuelle. Quand bien même le tout serait factice et obtenu par nanos, le simple fait de pouvoir payer autant de nanos prouve qu’on a les moyens de le faire et donc qu’on appartient à la dite « pointe ». La beauté devient statutaire, preuve de valeur et signe de reconnaissance, bien plus qu’elle ne l’est déjà aujourd’hui.
Enfin, c’est dans des rapports hommes/femmes toxiques que North envoie Harmony se fourvoyer. Exigences physique et sexuelle si fortes qu’on peut parler de grooming, pression psychologique, infantilisation, revenge porn, c’est un certain état des relations hommes/femmes que raconte North. Car l’injonction à la perfection se niche parfois, indûment, d’abord dans le regard de l’autre qu’on aime et qui en abuse.
A contrario, la seule personne qui aime vraiment Harmony ne lui demande rien ou presque ; elle est prête à l’aider inconditionnellement. Mais Harmony n’en éprouve aucune reconnaissance, trop enferrée dans les diktats sociaux qui l’ont ruinée.
Avec Sweet Harmony, North décrit ou met en garde contre des réalités ou des dérives potentielles dérangeantes. Elle le fait de manière brutale en plongeant son héroïne malheureuse dans une tragédie de body horror dont elle ne sortira pas indemne. C’est bien vu, accrocheur, stressant. Si on devait mettre un bémol, on dirait qu’il y a un peu trop de thèmes dans ces cent et quelques pages, ce qui gêne le focus, et aussi qu’on a parfois un peu de mal à être en empathie avec la jeune femme. Ceci mis à part, Sweet Harmony est un texte aussi plaisant que satisfaisant.
Sweet Harmony, Claire North
L'avis de Feyd Rautha
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