15 mars 1937. Après des jours de souffrance causés par un cancer de l’intestin en phase terminale, Lovecraft s’éteint – à 46 ans – au Jane Brown Memorial Hospital de Providence où il avait été admis cinq jours plus tôt. Il est seul, aussi solitaire qu’il le fut durant la plus grande partie de sa vie. Pas d’amis près de lui, en dépit des nombreuses amitiés épistolaires qu’il entretint au long cours, plus de femme depuis son divorce (jamais prononcé) d’avec Sonia Greene avec qui il forma un couple qu’on dira aussi éphémère que paradoxal, plus de mère ni de père depuis des années, plus de Robert E. Howard qu’il échoua à sortir de sa dépression et et qui se suicida en 1936 à l’âge de 30 ans.
Qu’arriva-t-il durant le dernier jour de Lovecraft ? On ne le sait pas mais on peut imaginer qu’il agonisa, seul, dans une chambre froide et vide, reflet des immensités cosmiques glacées et vides de divinités qu’il décrivit sa vie durant.
L’ironie du sort veut que le « Death Diary » qu’il tint à partir de début 1937 pour y consigner ses symptômes afin de renseigner ses médecins se termine quatre jours avant sa mort, quand douleur, faiblesse et morphine ne lui laissaient plus la possibilité d’écrire. Il ne nous apprendra donc rien.
Il revenait donc au scénariste Romual Giulivo de rédiger l’Ars Moriendi de Lovecraft, aidé dans sa tâche par le dessinateur Jakub Rebelka.
Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft est un très bel album publié par 404 Editions.
On y passe avec Lovecraft ce dernier jour qui se termina par sa mort. Loin de la solitude réelle que connut le reclus de Providence en ces derniers instants, Giulivo amène à Lovecraft plusieurs visiteurs et il le fait même sortir des murs de l’hôpital pour une virée dans la ville dont il fut un illustre représentant.
C’est donc Randolph Carter, son double onirique, qui vient le voir d’abord, le confronte à son nihilisme et laisse entendre que la littérature peut surpasser la vie et ainsi offrir l’immortalité – un comble pour un homme qui ne voulait pas de postérité. Un Carter qui vient de l’avenir ou du moins le connaît – n’a-t-il pas dans sa poche un journal qui annonce la destruction de Challenger avec cette photo bicéphale qui ressemble tellement à l’une des créatures imaginées par HPL ?
Puis Sonia Greene, son « ex-femme », qui lui redit son amour, lui reproche son auto-dépréciation, conséquence des névroses d’une mère abusive qui fit tout pour l’insécuriser et le couper du monde, et le supplie en vain d’écrire un meilleur déroulement et une meilleure fin pour leur histoire – ou une histoire tout simplement, qui ne fut pas, qui ne put être, Lovecraft étant qui il était.
Puis c’est Houdini, pour qui il écrivit une nouvelle (Prisonnier des pharaons), qui lui rappelle sa brève vie à New York où s’exprima de façon délirante son racisme bigot. Lui aussi parle de postérité, d’écrire son histoire, de devenir immortel en intégrant l’espace de la littérature – comme Catriona Ward le faisait avec ses personnages de Looking Glass Sound. Puis Houdini n’est plus Houdini, il est Nyarlathotep, ou Yog-Sothoth ou que sais-je ? La clef, la porte et le gardien de la porte.
Lovecraft retrouve ensuite tous ses amis épistolaires (douze d’entre eux, au moins, assis autour d’une table, ce qui fait une belle cène d’apôtres dont August Derleth est le Saint Paul). Ils l’attendent en Antarctique, au bout du cri Tekeli-li. Ils seront sa voix, après.
On pourrait continuer avec King, Gaiman, Moore, d’autres encore, Borges par exemple, jusqu’à Poe qui déambule avec lui dans la nuit de Providence – comme lui le faisait aussi – jusqu’à sa future stèle, avant un retour volontaire vers son lit d’hôpital.
Ainsi, avec la complicité de Giulivo et Rebelka, tu chanteras, lecteur, les vigiles des morts pour Howard Phillips Lovecraft. Avec leur aide, tu seras de la veillée funèbre. Grâce à leur élégie, tu sauras un peu mieux qui fut le Lovecrat intime, celui qui voyagea – seul – plus qu’on ne le pense, qui s’auto-déprécia quand sa mère cessa de le faire pour lui, qui se rêva une généalogie illustre et une pureté ethnique comme antidotes et exorcismes à une histoire familiale faite de chagrins et de décadence.
Si le scénario capte puis captive, montant progressivement jusqu’à rendre le lecteur haletant, les dessins de Rebelka donnent sa pleine mesure cosmique à l’œuvre. Sombres, surréalistes, minéraux, explosifs, inquiétants. Traits, couleurs, cadrages, tout concourt à rendre visible le chaos primordial de la mythologie de Lovecraft – qu’il contestait lui-même mais que ses disciples consolidèrent – confronté à la grisaille de sa mort dans une chambre d’hôpital anonyme. Qu’on visite la terre des pharaons, la fantasmée Yuggoth, une Providence qui pourrait être Ulthar ou ce bord de mer auprès duquel Howard et Sonia furent un court temps heureux, qu’on se fixe sur le visage de plus en plus D’ailleurs de Lovecraft ou sur ceux de ses visiteurs, tout est parfait, tout crée malaise et décalage grandiose. Les images nés des pinceaux de Rebelka rendent sans doute bien ce qui vivait à ce moment dans l’esprit d’un homme qui vécut toujours entre ici et ce monde des rêves qu’il avait inventé et dont la morphine et la douleur parasitaient nécessairement les perceptions – on peut en tout cas l’imaginer.
J’ai hésité longuement à lire Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft. Criminelle hésitation ! Car cet album est un chef d’œuvre dont on sort soufflé et en état second. Comme une fusée dont les moteurs s’allument l’un après l’autre jusqu’au décollage final, Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft secoue, remue, écrase puis emporte son lecteur vers d’autres horizons inconnus.
Lovecraft est mort mais Lovecraft est toujours présent, comme ces revenants bienveillants qui peuplaient les monastères médiévaux si on en croit les travaux de Jean-Claude Schmitt publiés dans Le Cloître des ombres.
Ïa ! Ïa ! Même la mort peut mourir.
Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft, Giulivo, Rebelka
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