Looking Glass Sound est le nouveau roman de Catriona Ward et il n’est
pas facile à raconter.
Tentons néanmoins de donner quelques informations – sans trop dévoiler –, et
surtout de transmettre l’envie de lire ce très beau texte.
Looking Glass Sound commence comme le journal d’un adolescent nommé
Wilder Harlow. Intitulé The Dagger Man of Whistler Bay, ce journal,
dont on lira plus tard qu’il est interrompu, raconte dans ses propres mots les
séjours estivaux de Wilder et de ses parents à l’entente fragile dans la
petite ville côtière de Castine, Maine, dans un cottage hérité d’un oncle
récemment décédé. Wilder, un garçon solitaire et harcelé dans son école
privée, y raconte son sentiment de solitude et son ajustement défectueux au
monde. Il y parle aussi des deux amis de son âge qu’il s’est fait à Whistler
Bay. Nat, le fils d’un pêcheur du coin, et Harper, une anglaise en vacances
comme lui avec ses parents. Deux amis qu’il se met à aimer d’une passion aussi
soudaine qu’irrationnelle – si caractéristique de cet âge.
Avec Nat et Harper, Wilder vit un été magique, plein des émois et des
aventures d’un jeune citadin transplanté quelques semaines dans un lieu isolé,
un peu perdu et mystérieux. Tout ici est nouveau et fascinant. L’amour, aussi
douloureux que doux, et la rivalité qui l’accompagne. La magie, qu’Harper dit
pratiquer. La mer et ses dangers. Les grottes englouties à marée haute. Les
beuveries. Et surtout l’inquiétant et insaisissable Dagger Man qui
photographie dans leur propre domicile des enfants endormis ignorants de sa
présence ; sans oublier les quelques disparitions passées, noyades ou pire…
Lisant ce qui précède, tu peux te dire, lecteur, qu’il va s’agir ici d’un
thriller et/ou d’une affaire de tueur en série dans une petite ville du Maine
et tu penseras que Ward ne fait qu’invoquer les mânes de Stephen King
(il y a même, ironie, un personnage qui devient aveugle). Tu te
tromperas.
Car le responsable des troubles de Whistler Bay sera rapidement identifié. Car
Wilder et ses amis se sépareront à la fin de l’été et reprendront les cours
normaux de leurs vies. Car la suite de l’histoire s’étalera sur plusieurs
décennies, avec des points de vue et des narrateurs différents. Seul point
commun entre ces narrateurs : ils sont tous non fiables, sûrement plus non
fiables encore que tous ceux auxquels Ward nous avait déjà habitués dans
La dernière maison avant les bois
ou
Little Eve.
Car Looking Glass Sound est une histoire dans l'histoire dans l'histoire et un livre dans le livre dans le livre.
Alors, ceci posé, qu’est exactement Looking Glass Sound ?
Un roman juste sur les écrivains. Sur le désir impérieux d’écrire qu'exigeait
Rilke de son jeune poète et sans lequel, disait-il, mieux vaut cesser
d’écrire. Sur le caractère vampirique d’un acte d'écriture qui puise
nécessairement dans un réel et des vies que l’écrivain utilise sans vergogne
comme matières premières. Sur la trahison que représente l'inévitable
détournement d’intimité. Sur la capacité d’empathie nécessaire pour se mettre
à la place de l’autre jusqu’à le décrire comme si on était lui – tout le
contraire du fâcheux own voice ; Max Weber disait déjà il y a
longtemps « il n’est pas besoin d’être César pour comprendre César ».
Un roman puissant sur le pouvoir des mots, qui amène Maïakovski à l’esprit
lorsque celui-ci postulait que les mots pouvaient renverser le monde. Sur
l’immortalité que confèrent ces mots qui transforment en personnages des
personnes réelles. Sur la définition de la réalité qu’ils permettent et que
Ward démontre à au moins deux reprises en guidant le lecteur dans de mauvaises
directions. Sur la capacité qu’ils offrent de créer une image pérenne qui
deviendra la vérité quand la vérité aura été oubliée de tous.
Un très beau roman, enfin et surtout, qu’on lit avec très vite une constante
douleur au ventre, une histoire d’amour térébrant, et de perte, et de
nostalgie, et de recherche sans doute illusoire de rédemption ; tout en
même temps. Un texte qui rend triste et mélancolique à la fois, qui dérange
tant le malaise qu’on y sent est communicatif, tant les personnages qu’on y
lit sont brisés. Lisant Looking Glass Sound, assailli de sentiments de
plus en plus forts et perturbants et percuté de nombreuses fois par des
phrases d’une grande beauté, on aura l’impression de réécouter la trilogie
noire des Cure, le crescendo de Seventeen Seconds à
Pornography qui passe par Faith. Du gris au noir en passant par
le gris foncé. De la tristesse au délire en passant par le désespoir. Ce roman est une bouchée de ciguë pour le lecteur, comme celle qui pousse dans les collines de Whistler Bay.
Alors, de fait, Looking Glass Sound est un chemin. Un chemin beau et triste à la fois,
que le lecteur parcourt en s'y blessant. Un chemin surtout qui
vaut pour l'inoubliable voyage qu’il offre, si bien qu’arrivé au bout, comme
Baudelaire, « je ne pus crier que: "Déjà!" », excusant même par ce cri un
dernier twist un peu maladroit dans les toutes dernières pages.
« One day I’ll be an eighty-year-old woman, Pearl thinks. And I’ll still be
sad, missing this nineteen-year-old boy. »
Si l’horreur psychologique consiste à bouleverser sans utiliser rien de la
panoplie du grand-guignol fantastique, alors clairement Catriona Ward atteint
ici un des sommets du genre.
« Sometimes Pearl imagines them, these shingles, sitting on mantlepieces or
bedside tables or stored in shoeboxes in teenagers’ bedrooms. Do people like
sleeping in the same room as a roof shingle that once absorbed the sound of
women dying ? »
Looking Glass Sound, Catriona Ward
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