Daryl Gregory : I’m Not Disappointed Just Mad AKA The Heaviest Couch in the Known Universe

Conseil aux nouveaux auteurs : Faites attention quand vous plaisantez en ligne. Imaginez, vous faites une blague sur l’écriture d’une histoire ridicule, quelque chose que vous n'écririez jamais ; ce n'est qu'une bonne blague jusqu’à ce qu’un éditeur en entende parler et vous demande d’écrire cette histoire. Il y a quelques années, sur un site, je disais à quel point Iain Banks était mon écrivain préféré mais que si je devais écrire un space opera, ce serait sur deux fumeurs défoncés qui manquent la guerre interstellaire parce qu’ils essaient de déplacer un canapé d’un bout à l’autre de la ville. Jonathan Strahan est alors intervenu et a dit : Je publierais ça. Ha ha ! Très drôle. Il a alors ajouté : Non, vraiment. Plus tard, on s’est croisés à une convention, et il m’a dit : Alors, cette histoire façon Iain Banks ? Et voilà, c'est fait ! Je sais, c’est une histoire absurde, mais en ces temps sombres... Sachez juste qu’elle a été écrite avec beaucoup d’amour et d’admir

The Wager - David Grann (existe en VF)


Le 18 septembre 1740, avec un retard de plusieurs semaines dû aux caprices des vents, le commodore George Anson quittait enfin la rade de Spithead à la tête de son escadre. Réputé compétent, courageux et droit, l’homme emmenait six navires de guerre et deux de transport guerroyer le long de la côte Pacifique de l’Amérique du Sud. Il s’agissait pour l’amirauté britannique, dans le cadre du conflit connu comme la Guerre de l’oreille de Jenkins, de porter un coup à « l’arrogance » espagnole aux Amériques et de répondre aux insultes proférées à l’encontre du roi d’Angleterre par le capitaine espagnol Leon Fandino. Pour être à la hauteur de l’affront, l’escadre Anson avait deux objectifs : d’abord attaquer et prendre des ports péruviens contrôlés par les Espagnols, puis, et surtout, capturer l’énorme « Galion de Manille » rempli de métaux précieux qui faisait une à deux fois par an la traversée entre Amérique du Sud et Philippines avec le fruit des pillages espagnols.

Parmi les navires de la flotte le Wager, avec ses 40 mètres et 24 canons, n’était ni le plus puissant ni le plus remarquable. Mais des huit qui appareillèrent à l’automne 1740, et dont la plupart connurent des sorts funestes, il fut le seul dont l’équipage vécut une aventure presque incroyable.


D’abord commandé par le capitaine Kidd, qui mourut avant le passage du Cap Horn, le Wager fut ensuite placé par Anson sous les ordres du capitaine David Cheap, un homme compétent mais trop désespérément désireux de prouver en mer une valeur dont il n’avait guère fait montre sur la terre ferme.

Comme les autres bâtiments de la flotte, le Wager traversa l’Atlantique en direction de la Terre de Feu. Comme les autres, il s’engagea dans le Cap Horn, le Détroit de Magellan ayant été jugé par Anson trop complexe à manœuvrer pour une telle escadrille. Comme les autres, il fut ravagé par une épidémie de scorbut qui lui coûta hommes et officiers alors que les navires faisaient face jour après jour aux tempêtes démesurées des Quarantièmes rugissants.

Mais les navires étaient en mauvais état, le Wager peut-être plus que les autres, les équipages étaient amputés et affaiblis par le scorbut et la fatigue, celui du Wager peut-être plus que les autres aussi, et les conditions météo restaient dantesques. Le Wager peu à peu recula, de plus en plus, jusqu’à perdre tout contact avec l’escadre dont il faisait partie. Le bâtiment, qui avait déjà échappé grâce à un pilotage audacieux à au moins un échouage probable, était complètement seul lorsqu’il entama la remontée vers le Nord, Cap Horn passé. Rejoindre le point de rendez-vous donné par Anson et reprendre la mission semblait alors toujours envisageable. C'était l'objectif de Cheap.

Mais le diable s'acharne. Re-tempête, re-fatigue, capitaine blessé par une chute et donc absent de la manœuvre, côte mal vu ou mal signalée, le Wager s’empale sur les rochers qui marquent l’entrée d’une île qui prendra le nom de Wager Island. L’odyssée martiale du Wager devient celle d’un équipage échoué qui va tenter de survivre sur un îlot peu hospitalier. Alors que des clans se forment, que des dissensions apparaissent, et que l’autorité même du capitaine Cheap est contestée quand lui-même sombre dans l’autoritarisme.


Long story short : après quelques semaines de lutte pour la survie, une partie de l’équipage quittera l’île sur un vaisseau de fortune et rejoindra le Brésil après des mois de navigation chanceuse et quelques morts supplémentaires ; puis, de là, l’Angleterre. L’autre partie, comprenant le capitaine Cheap, ne retrouvera le sol britannique que des années plus tard, après maintes pérégrinations. On n’oubliera pas surtout que la majeure partie, et de loin, des 260 hommes partis d’Angleterre sur le Wager, n’est jamais rentrée.

A Londres on glosera, on parlera mutinerie, on se battra à coups de livres puis de feuilletons, et enfin en justice. Des philosophes se passionneront pour cette histoire qui dit tant de la réalité de l’époque. Puis le temps passera et on oubliera peu à peu tout cela, jusqu’à ce que David Grann, aujourd’hui, rappelle avec brio ces hommes et leurs tribulations au souvenir de l’humanité.


Avec The Wager, Grann écrit un grand roman. Énormément documenté, narré chronologiquement, le roman s’attarde autour des quelques personnages principaux sur lesquels il est possible d’avoir des certitudes – ceux qui ont écrit ou sur qui on a écrit. Anson et Cheap, bien sûr, mais aussi les importants subalternes qui sont les vrais yeux et oreilles de l’histoire. Le jeune Byron – qui sera le grand-père du Lord exquis –, le canonnier Bulkeley, quelques autres encore, chirurgiens, estafettes, seconds, cuisiniers etc., – même un marin noir libre qui connaîtra un destin funeste.

The Wager est un grand roman car Grann y décrit sans dialogue, uniquement avec des citations authentiques entre guillemets, l’odyssée du Wager comme s'il en avait été témoin.

Il raconte comment une expédition peu judicieuse fut mal préparée dans un contexte de chaos décisionnel. Il dit les recrutements forcés, jusqu’aux indigents qu’on oblige à s’engager, le tout faisant de piètres équipages dès le premier jour de mer. Il explique finement pour le lecteur le fonctionnement d’un navire de guerre de cette époque ainsi que le caractère très autoritaire du règlement maritime. Il croque les portraits des personnages principaux qui, durant plusieurs années, seront les moteurs de l’aventure dans toutes ses dimensions : expédition, échouage, survie, confrontation/mutinerie, fuites, controverse.

Il narre la lutte contre une mer déchaînée, rarement gagnée, contre le scorbut, jamais gagnée, contre les récifs, qui mettent un terme à tout. Il témoigne du calvaire sans nom que fut l’expédition, très au-delà de ce qu’était le dureté de la vie en mer à l’époque.

Il ne met pas en scène un récit de survie à la Selkirk – ce dernier était seul, c’était d’une certaine façon plus facile. Dans le cas qui nous intéresse, dès que les naufragés se retrouvèrent encalminés sur Wager Island, torturés par la faim et la peur de finir leur vie sur un caillou au milieu de rien, se déploya une histoire de méfiance, de trahisons et de violences, qui culmina dans un meurtre et une « mutinerie » ; l’homme faillit, sur Wager Island, devenir un loup pour l’homme.

Grann décrit aussi la remontée périlleuse des naufragés vers leur monde, source encore de tant de souffrances, de pertes et de sacrifices, sans oublier les contacts amicaux avec les indigènes qui les aident.

Il raconte enfin la bataille pour imposer la vérité médiatique par le biais de la publication des journaux plus ou moins annotés et édités. Et enfin, la bataille judiciaire pour démêler les accusations de mutinerie d’un côté et d’incompétence de l’autre, bataille qui se terminera à l’avantage de… (il faudra lire).


C’est trois romans en un que livre l’auteur. Aventure maritime d’abord, puis récit à la Majesté des mouches, pour finir sur un conflit médiatico-judiciaire (le terme n’est pas excessif) presque inédit à l’époque.

Grann offre au lecteur, par le biais de l’histoire du Wager, un panorama assez complet de la période. Sans jamais pontifier ni glapir, il n’omet pas de rappeler les atrocités de la conquête des Amériques, le sentiment de supériorité (ridicule quand les indigènes les aident à survivre) des Européens, la justification civilisationnelle des expéditions, le déni d’hommes qui sont des hommes des Lumières devant les massacres commis au nom du progrès de la civilisation.

Il développe aussi la rivalité entre les puissances européennes, les faiblesses organisationnelles d’une Angleterre qui n'est pas encore un empire maritime, les hiérarchies sociales rigides qui perclusent la société. Ainsi que les folies que font les hommes pour être à la hauteur de leur réputation ou de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ou le scandale du niveau d'attrition considéré comme normal dans les effectifs de marins.

Il pose enfin une réflexion un peu nostalgique sur l’oubli et le passage du temps. Sur ces conflits et ces fureurs qui peu à peu disparaissent des mémoires, sur ces hommes qu’on dit grands et dont nom et portrait s’effacent inéluctablement tant de l’espace public que de l’esprit des hommes.


Pour rédiger son manuscrit, son Wager à lui qui s’ajoute à ceux de tant d’autres, Grann se sert de sa documentation, des carnets de bords, des témoignages d’époque, des minutes judiciaires. Il fait « parler » les acteurs des faits, à qui il ne fait que prêter sa plume et qu’il cite toujours explicitement. Et quand cela ne suffit pas, il n’hésite pas à convoquer savants, poètes, ou capitaines d’autres époques pour expliquer un point général ou éclairer une question pour le lecteur. L’ensemble est érudit, clair, et émouvant à la fois. Détaillé sans être froid. Un peu comme l’est, dit-on, le carnet de bord de Bulkeley.

A lire absolument. Assurément l'un des grands livres de la rentrée littéraire.


The Wager, David Grann

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