Novembre 1912. Six gros mois après le naufrage du Titanic la quête effrénée du progrès et de la connaissance entamée plus d'un siècle auparavant en Occident ne faiblit toujours pas. Cooke et Perry affirment avoir atteint le Pôle Nord (on y ajoutera l'afro-américain Matthew Henson qui dut aux préjugés de l'époque de ne pas être crédité). Amundsen, lui, est le premier homme à se tenir sur le Pôle Sud.
Mais l'Antarctique ne passionne pas que pour son Pôle Sud. De nombreuses expéditions continuent à sillonner pour la cartographier cette terra incognita (dans notre coterie, il suffit de lire Les Montagnes Hallucinées pour réaliser à quel point l’Antarctique est méconnue des hommes de l'époque).
L'Expédition antarctique australienne ou Expédition Mawson, du nom de Douglas Mawson, initiateur et leader de la chose, explora la zone inconnue s'étendant entre le Cap Adare et le Mont Gauss. Cette expédition dura trois ans, de 1911 à 1914. Quand on eut mangé le dernier chien raconte en 200 pages tendues son épisode tragique, l'expédition en traîneaux qui partit fin 1912 à destination de la terre de Oates et fut une catastrophe.
Trois hommes, dix-sept chiens, des centaines de kilos de matériel et de provisions. Pour aller du camp de base de l'expédition à la terre de Oates puis retour, le groupe prévoit trois mois. Trois mois de progression difficile sur la glace et la neige pour lesquels hommes, matériel et chiens sont prêts.
Les hommes d'abord : Douglas Mawson, géologue, expérimenté, chef d'équipe compréhensif et généreux emmène avec lui deux hommes qu'il a choisis pour la force d'âme qui leur permet d'endurer difficulté et inconfort sans se désunir. Xavier Mertz, skieur, scientifique et athlète suisse a trente ans. Belgrave Ninnis, vingt-cinq ans, lieutenant des Royal Fusiliers et fils d'un explorateur arctique. Les trois sont motivés, courageux, liés par l'amitié évidente des hommes qui partent pour un désert où ils seront la seule humanité.
Les chiens ensuite : dix-sept Groenlandais. Forts, résistants, sauvages presque. Des coureurs frénétiques et insatiables. Des brutes à même de tirer le matériel pour peu qu'on les nourrisse assez. Ils sont le moteur animal de l'expédition. S'ils mourraient tous d'un coup, les hommes, cloués à la glace, seraient condamnés.
Le matériel enfin : un poêle Primus et son stock de carburant, les tentes et les protections, les vêtements et les crampons, etc. Un stock de nourriture aussi. Énorme. Ne ressemblant à rien de ce qui se mange en terre humaine. Ici il faut de l'amidon et du gras, en quantité, qu'on mélange en bouillie ; le goût et la texture n'ont aucune espèce d'importance – le hoosh en est la preuve flagrante. Sans poêle pour faire fondre la neige et constituer la bouillie, pas de repas. Perdre le poêle signifierait mourir ; perdre la nourriture ne serait qu'un plus.
Et, si les couches de vêtements et les lunettes polaires protègent (mal) du froid et de la cécité des glaces, repoussant ainsi un risque mortel constant, on peut mourir aussi tout d'un coup en tombant dans l'une des innombrables crevasses qui jalonnent le parcours sur une neige qui n'a de monotone que l'idée qu'on s’en fait ici, à des milliers de milles, au chaud et au sec. C'est ce qui arrive à Belgrave Ninnis le 14 décembre, alors que le groupe approche de sa destination.
Traîneau, compagnon, matériel perdus, il faut faire demi-tour pour espérer survivre. Commence alors pour Mertz et Mawson un voyage retour encore plus terrifiant que l'aller. Il faudra manger les chiens, un par un, sacrifier son moteur pour avoir le luxe de continuer plus difficilement qu'avant à progresser vers un hypothétique salut.
Avec ce court roman, Justine Niogret donne une véritable leçon de littérature. L'autrice, dont on connaît le goût pour les histoires rudes, livre ici ce qui est peut-être la plus dure d'entre elles.
Dans Quand on eut mangé le dernier chien, Niogret décrit avec une économie de mots pertinente un lieu fondamentalement inhumain – vide d’humain, et inadapté à la vie humaine qui ne peut s'y maintenir qu'à grand peine et avec force équipements. Et elle y place des hommes face à une souffrance qui n'a guère à envier à celle de Prométhée ou de Sysiphe. En ce lieu désolé, chaque seconde de survie est une épreuve de courage, de force d'âme et de résistance physique. Tenir face au blizzard constant (qui parcourt en deux heures ce que les hommes ont prévu de couvrir en un mois et demi), à l'humidité des vêtements, au froid qui s'insinue en dépit de tout. Se nourrir pour repousser la mort encore un moment. Marcher, tirer, pousser, relever le traîneau, le hisser même hors des crevasses dans lesquelles il tombe. Puis manger les bêtes, à en mourir peut-être.
Niogret, qui écrivit un jour la souffrance de Mordred blessé, raconte cette histoire comme une épopée tragique dans laquelle chaque nouveau pas est en soi un exploit. Elle raconte le martyr sans psychologiser, sans inférer, sans ajouter à ce qui est évident pour les héros malheureux de l'aventure, à savoir marcher, sacrifier, manger, en écoutant le moins possible un corps qui progressivement défaille et sans céder à ce qui serait un très compréhensible découragement. Fous qu'ils furent de venir là où l'humanité n'a rien à faire ! Et pourtant, qu'ils en mirent, face à l'adversité, de l’humanité.
Alors, en peu de mots dont chacun compte et peu de pages qu'on tourne avec angoisse, le roman montre sans commentaire un long calvaire qui change les hommes en bêtes sans jamais leur ôter leur humanité intrinsèque. On retrouve dans les images de l'autrice des impressions médiévales, de famine ou de peste noire, parcourues de corps décharnés et martyrisés ; ici on pense plus au Christ mort d'Holbein qu'aux trop proprets tableaux de Bruegel l'Ancien. C'est un voyage au bout de l'enfer que raconte Niogret dans Quand on eut mangé le dernier chien. Il est époustouflant.
Quand on eut mangé le dernier chien, Justine Niogret
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