Terre. Dans un demi-siècle peut-être.
Le monde a connu des décennies de tribulations qui ont vu les Etats s'effondrer au bénéfice de conglomérats entrepreneuriaux, des megacorps comme dirait Gibson, familiales de surcroît comme dans Neuromancien. De fait, seize mégacorps contrôlent la totalité de l'espace mondial, des Morray, magnats des télécoms et de l'aérospatiale basés au Mexique, aux Nkosi, dominants dans la sécurité et l'intervention armée à partir de leur base sud-africaine, en passant par les russes de Vassalovka ou les britanniques d'Armitage. Un paradis ultra-libéral dans lequel quelques ultra-riches n'ont pas fait sécession mais ont au contraire pris à leur profit la direction du monde.
Chaque famille contrôle un fief composé de plusieurs anciens États-nations, outrepassant ce que furent les pouvoirs, y compris régaliens, d’États plus ou moins faillis, voire divisés comme le sont les USA après la nouvelle guerre civile qui précède le début de la série. Chaque fief est divisé en domaines, en général placés sous la responsabilité d'un des membres de la famille régnante ? administrante ? Va savoir...
Dans chaque domaine, lieu géographique de productions et de consommation, on recense trois types d'habitants : les membres de la famille (qui se comptent en poignées, comme les têtes familiales des mafias), les serfs (qui ont obtenu après d'impitoyables tests le droit et le privilège de servir la famille d'une manière ou d'une autre, des salariés sans droit de travail ni droits civils ou politiques), et des masses très nombreuses de « déchets » qui n'ont pas passé les tests ou y ont échoué (ils ont le droit de vivre mais guère plus que ça et peuvent crever sans que ça gêne quiconque). A titre d'exemple le domaine de Los Angeles compte : 2 membres permanents de la famille, 322274 serfs et 2874500 déchets. Il est entendu que les membres de la famille ont droit de vie et de mort sur serfs et « déchets » et que ce droit est utilisé aussi souvent que nécessaire. Il est entendu aussi qu'ils n'ont que les devoirs qu'ils se donnent, qu'ils corrèlent strictement au rendement attendu du dit devoir. A titre d'illustration, le domaine de Los Angeles n'a été que très peu reconstruit après un séisme qui l'a en partie détruit, uniquement le nécessaire aux activités de la famille.
Chaque famille enfin possède une puissante armée privée, qui sert autant à maintenir la terreur totalitaire qu'elle impose à ses territoires qu'à combattre les armées des autres familles voire des Etats. Elle possède aussi et surtout un Lazare, sorte de super-soldat presque invulnérable, tellement truffé de tech et d'amélioration endocrines et génétiques qu'il n'est presque plus humain en dépit de son apparence. Le ou la Lazare est toujours une membre de la famille, modifié pour acquérir des compétences exceptionnelles. Il ou elle est l'opératif ultime du clan. Chez les américains Carlyle, le Lazare est une jeune femme nommée Forever, la dernière des cinq enfants du patriarche. Lazarus raconte son histoire.
Fidèle à sa politique éditoriale,
Urban Comics lance une Intégrale de la série
Lazarus. Ce premier volume qui démarre sur les chapeaux de roue permet de découvrir le monde infernal dans lequel vit une Forever qui fait tout pour plaire à son père même quand sa sensibilité lui fait désapprouver ce qu'elle doit accomplir. Il permet aussi de faire le connaissance des membres de la famille et de leurs adversaires et alliés (!) les plus directs, ainsi que d'une famille de « déchets » touchée par le malheur et qui va vraisemblablement jouer un rôle important dans le futur du récit.
Au fil des presque 300 pages, le lecteur découvrira qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Carlyle, que la trahison y suppure en interne, qu'il faut négocier pour sécuriser ses frontières et que les armistices conclus par le passé n'ont pas vocation à durer éternellement. Il sera aussi témoin de la misère abjecte et froidement légale-rationnelle dans laquelle tentent de survivre les déchets sur le fief Carlyle, et prendra fait et cause sans doute pour une famille de cultivateurs chassés de leurs terres par une catastrophe naturelle que la catastrophe juridique Carlyle rend insurmontable. Il verra les terres sauvages que plus personne ne contrôle et où prospèrent le crime et l'agression. Il s'apercevra de l'existence de groupes terroristes résistants qui tente – dans quel but explicable ? – de porter des coups à la famille, comme c'est le cas ici lors d'une des obscènes cérémonies de sélection des serfs (nommées Ascension) pour lesquelles des centaines de milliers de personnes viennent de centaines de km avec l'espoir d'être admis à servir, admis à devenir des salariés dans droit.
Au centre de tout ce maelstrom, Forever est omniprésente, arme et cible à la fois. Au cœur du jeu et pourtant, de tous les joueurs, dotée de la plus petite quantité d’informations pertinentes. Car Forever « membre de la famille » est une fiction. Forever fut voulue et construite sur ordre de Malcolm Carlyle, le fondateur, ce qu'elle ignore. Programmée tel une chien dressé pour être l'objet d'une d'emprise structurelle, Forever est parfaitement loyale aux Carlyle. Mais voilà qu'elle reçoit des messages qui disent : « Il n'est pas ton père, ce n'est pas ta famille ». Combien de temps pourra-t-elle les ignorer ?
Lazarus est un gros album plein de fureur et de violence physique autant que sociale. Le scénario, qui distille progressivement, fait le job, le dessin, ambiance cyberpunk version Walter Jon Williams dans Cablé, aussi. Ce premier volume lance quantité de fils qui se développeront au cours des suivants sans nul doute. Que fera Forever de ce qu'on lui susurre ? Que deviendront les « déchets » sélectionnés lors de l'Ascension et qui semblent particulièrement intelligents et débrouillards ? Comment évolueront les conflits entre Carlyle et ses voisins ou les trahisons au sein même de la famille ? Combien sont les terroristes et que veulent-ils à terme ? Voici quelques-unes des questions ouvertes à la fin du volumineux opus introductif. Vivement que son successeur arrive, amenant certaines réponses.
Lazarus Intégrale 1, Rucka, Lark
Commentaires