Bruno Latour, lecteur, ça te parle ? L'un des intellectuels a avoir conceptualisé la « sécession des élites ». Et bien imagine, lecteur, que cette sécession soit visible à l’œil nu dans le corps de l'élite. Imagine qu'elle soit mesurable très au-delà de ce que montrent aujourd'hui les inégalités d'espérance de vie par CSP. Imagine que l'espérance de vie même n'ait plus de sens global dans la mesure où une minuscule frange de l’humanité est en situation de l'étendre de manière vertigineuse. On est loin des yachts et des jets privés, apanages de quelques happy few ; c'est ici de décennies voire de siècles de vie supplémentaire dont on parle, pour quelques happy few. Le bien discriminant dans ce monde est un élixir de jouvence nommé T7, propriété exclusive de l'énorme (au sens propre du terme) Stefan Tonfamecasca qui le distribue discrétionnairement en très petites quantités. A ses proches ou à ses affidés, ce qui fait très peu de monde, une minuscule caste. Harkaway, paraphrasant Gibson pour s'amuser en parlant du T7, écrit : « Life after death, unevenly distributed ».
Les hommes et femmes qui ont bénéficié des largesses médicamenteuses de Tonfamecasca sont appelés Titans car à chaque nouvelle injection de T7, en sus du rajeunissement qui fait d'eux, à nouveau et quel qu'ait été leur âge de départ, des vingtenaires physiologiques, ils subissent une croissance des os et des muscles qui les rend plus forts et massifs. Après une dose le Titan est « costaud », après deux il ne passe plus pour humain, et au-delà, trois ou quatre, on est ailleurs... – au point, par exemple, où le sexe normal est devenu impossible.
Les Titans vivent presque tous dans le quartier ? secteur ? de Chersenesos, entre eux. Ils vont aussi slummer dans des cabarets interlopes où ils croisent notamment des humains normaux qui rêvent de devenir Titans et croient qu'imiter le style les rapproche de leur rêve – des humains qui ne comprennent pas que c'est la densité et la singularité qui font le Titan bien plus que l'apparence.
Les Titans ont parfois des problèmes, ils en provoquent aussi. Et dans les deux cas, la police fait appel à Cal Sounder, un détective humain introduit (kind of) auprès des Titans par le biais de son ex-compagne Athena, la fille de Stefan qui lui a fait injecter une dose de T7 pour la sauver d'une blessure mortelle. Le travail de Sounder – au bénéfice de la police et aussi des Tonfamecasca – est double : identifier et livrer à la sanction les fauteurs de troubles – qu'ils soient humains ou Titans –, et éviter que des affaires deviennent trop publiques quand elles peuvent être réglées par un arrangement (qui vaut toujours mieux qu'un procès, tu le sais bien, lecteur).
Et voilà que Sounder est appelé sur un meurtre particulièrement étonnant. Un Titan tué d'une balle dans la tête dans son appartement, un Titan habillé et logé comme un marque-mal plutôt que comme l'un de ces dieux de l'Olympe matérialisés que sont de fait les Titans, un Titan qui travaillait comme chercheur et enseignant à l'université ; et j'en passe. Sounder est appelé par la police, il commence une enquête que la personnalité surprenante du mort va rendre très compliquée, dangereuse aussi.
Avec Titanium Noir, Nick Harkaway réalise un mix de bio/cyberpunk et de noir plutôt réussi. L'enquête est cohérente, elle progresse à un rythme satisfaisant, elle mêle avec bonheur passages procéduraux, action violente et folklore noir dans de justes proportions.
Il propose à ses lecteurs une galerie de personnages décalés et très graphiques. Sounder bien sûr, cynique et un peu désabusé comme il se doit, mais aussi bien d'autres autour. Si on croise dans les pages de Titanium Noir les archétypes inévitables de la légiste renfrognée, du supérieur flic méprisant les détectives dont il a pourtant besoin, ou de la chanteuse énamourée, d'autres seconds rôles – capitaux dans le développement du récit – sont beaucoup plus originaux : de l'énorme Stefan au difforme Doublewide en passant par l'évanescente Elaine ou le grammar freak Mr Zoegar, tous jouent leur partition larger than life dans une histoire plus surprenante qu'il n'y paraît au premier abord.
Difficile en lisant Titanium Noir de ne pas penser aux multimilliardaires actuels qui rêvent d'immortalité ou, au strict minimum, de traitements médicaux de pointe. Difficile de ne pas faire un parallèle avec la manière dont le monde s'adapte à leur existence de la manière dont ils le souhaitent c'est à dire en leur foutant une paix royale – et dans les rares cas d’interactions malheureuses, c'est Cal qui gère. Difficile aussi de ne pas reconnaître dans la fascination qu'exercent les Titans sur certains esprits faibles celle que produisent ici les influenceurs et autres créatures du spectacle. Harkaway parle de notre monde, sans grand fard, et il le rend d'une certaine façon ludique.
Difficile aussi de ne pas voir tous les hommages que Harkaway rend au genre noir. Au point que c'est le seul vrai reproche qu'on peut faire à cet efficace et distrayant roman, celui d'être fidèle à un canon au point de ressembler parfois à un exercice de style.
Deux différences notables néanmoins :
- pas de femme fatale pour Sounder – la sienne, qui tiendrait un peu ce rôle, notamment dans sa première apparition clin d’œil, peut le coller au mur sans la moindre difficulté – ;
- et aussi un détective qui, de scène en scène, ne boit que de l'eau comme un signe moqueur envoyé à ceux qui attendaient que coulent des litres de whisky.
Titanium Noir, par delà son aspect d'hommage et son effleurement de questions contemporaines, est d'abord et avant tout l'histoire d'une enquête policière bien menée qui te tiendra en haleine, lecteur, jusqu'à la conclusion et la révélation de tous les secrets cachés. Un roman qui donne l'impression qu'Harkaway l'a écrit en s'amusant et pour s'amuser, jouant avec des tropes dont il choisit lesquels garder et lesquels pervertir. Un roman distractif et référencée sans jamais être hermétique. C'est déjà franchement pas mal.
Titanium Noir, Nick Harkaway
Commentaires
Un mélange qui m'intéresse grandement. C'est prévu en français ?
Laurent
Mais, qui sait, ça peut changer.
Laurent
Le livre se lit rapidement. J'ai passé un très bon moment à le lire.
Fafhrd