Strategies against Nature, ou SAN. La SAN (Santé mentale) qu'on
perd à L'Appel de Cthulhu quand on fait une expérience traumatisante,
la SAN dont la perte de tous les points a pour conséquence la folie incurable.
C'est bien à des pertes de SAN que Cody 'Unamerica' Goodfellow expose son
lecteur avec ce recueil de nouvelles daté de 2016.
Entre les couvertures de Strategies against Nature se trouvent onze
textes de longueurs à peu près équivalentes.
Dans ces nouvelles on retrouve le ton si particulier de Goodfellow, entre horreur existentielle à la Lovecraft et splatterpunk le plus crade,
le tout baignant dans le body horror. On goûte toujours sa capacité à prêter
sa plume à des personnages parfaitement détestables, complotistes, sexistes,
ou autres, et à rendre crédible leurs excès délirants – si tu as vu
Seul contre tous, lecteur, tu sais de quoi je parle. On retrouve enfin
son style, où se mêlent un vocabulaire foisonnant au service d'images
omniprésentes et une matter-of-factness descriptive dès qu'il s'agit d'humains
qui fait de lui l'un des auteurs les plus pince-sans-rire que je connaisse –
l'hypothèse de la psychopathie n'étant pas retenue jusqu'à plus ample informé.
Admets-le, lecteur, peu d'auteurs, surtout contemporains, commencent une
nouvelle comme ça : « “Hey dude, look at this!” Toothless Stu shouts at Pike, who turns around
to look just as the blue Windstar swerves across three empty lanes to hit
Toothless Stu so hard it cuts him in half. »
Onze textes donc. Qui disent les marges extrêmes, les marges de la marge
dirai-je, là où on n'est pas juste au bord de la société normée mais aussi au
bord de l’humanité ou de la réalité même. Dans un monde à la Ligotti si
celui-ci écrivait crade, ou à la Vandermeer si son weird était plus urbain et
moins mycologique. Car, de fait, le monde de Goodfellow est à l’opposé de
celui des cosy mystery ou des histoires de fantômes polis et présentables. On
y croise des mauvais pères et des mères mortes, parfois l'inverse. On y tue
sans plaisir mais par nécessité. Les gens y sont louches, mal insérés, à la
dérive, drogués ou ex-drogués, parfois monstrueux mentalement et d'autres fois
physiquement, mais toujours agressés par un monde qui les maintient en bordure,
loin de la chaleur de la constellation centrale, ou par un surnaturel qui cherche
à les attirer de l'autre côté.
C'est le jeu dans un recueil, on n'aime pas tout. Ici, si tout a la saveur
Goodfellow, si particulière, j'ai trouvé moins convaincants quelques textes
qui, à force d'écriture hachée, donnent l'impression de souffrir de
problèmes d'édition – ce qui n'enlève rien à leur pouvoir d'évocation, car
c'est vraiment de ça dont il s'agit, Goodfellow invoque pour son lecteur un
monde terrifiant par son étrangeté et sa proximité.
Morning Come Down ouvre le recueil. Il est une sorte de folie
autoroutière, un jeu de massacre où les crashes succèdent aux crashes et les
morts succèdent aux morts. Proches de ces films américains dans lesquels les
voitures s’empilent les unes dans les autres une fois le carambolage initié,
amusant par son côté excessif même, il véhicule néanmoins un message désespéré
de vengeance qui ne répare rien.
At the Riding School est une impressionnante histoire qui mêle
mythologie grecque et agression sexuelle dans la Californie contemporaine.
Deux femmes y ont trop de secrets pour que ça puisse durer éternellement.
Peut-être la meilleure du recueil.
A Summer on Quiet Island finit un peu en queue de poisson
(désolé !) mais cette histoire d'été passé sur une île isolée par un
jeune garçon aux parents défaillants est hallucinante par la description
qu'elle fait d'une société hybride au sens lovecraftien.
What the Gods Eat est une symphonie de destruction et de cataclysmes
provoquée par le ressentiment d'un indien du Mexique. Le preuve qu'il ne fait
pas bon recuire de vieilles rancunes. Amusante.
Waiting Room développe le concept de vampirisme psychique à travers
l'adoration ou l'attente. La maîtrise ultime de cette notion par un nihiliste
affirmé aboutit à une sorte de soft apocalypse dont personne ne sort indemne.
Wasted on the Young, mouaip.
Beaucoup d'idées dans Nature's Mother. Des idées SF, des idées
post-apo, des idées genepunk, qui donnent de vrais moments de weird mais le
tout est un peu foutraque imho.
Flea Circus est la variation contemporaine de Goodfellow sur le thème
du cirque de monstres. C'est un texte impressionnant par ses descriptions, par
les horreurs qu'il suggère, et la maîtrise avec laquelle est utilisé son
personnage principal.
Wishing Well semble mixer Le roi en Jaune et le
Two Truths and a Lie de Sarah Pinsker
pour une histoire de traumatisme enfoui, stressante mais qui se termine aussi
un peu un peu trop abruptement.
Girl on Girl est amusante. On y voit un producteur porno provoquer
involontairement un bouleversement mondial des préférences sexuelles. Un texte
porté par le très déplaisant personnage du producteur.
Fat of the Land est à la fois odieuse et peut-être prophétique. Quand
un père découvre que sa fille dont il n'a pas la garde souffre d'une maladie
inconnue, il se lance dans un périple – très graphique – au bout
duquel les vérités qu'il découvre feraient passer Soleil Vert pour une
aimable plaisanterie. Not for the faint of heart. Si
At the Riding School n'est pas la meilleure alors c'est celle-ci, ou il
y a ex-aequo.
Strategies against Nature, Cody Goodfellow
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