Infinity Gate est le nouveau roman de M.R. Carey. Il commence sur Terre, dans un futur très proche, auprès de Hadiz Tambuwal, une jeune chercheuse en physique en quête de l'énergie noire. Jeune femme dont le goût de la solitude n'a cessé de s'affirmer, Hadiz, qui a mis un terme à presque toute vie sociale, réside maintenant sur son lieu de travail, à Campus Cross, un centre de recherche de pointe financé par trois milliardaires à la recherche de solutions à l'effondrement environnemental que connaît la Terre et dont les conséquences sont guerres, exterminations et chaos. Les rats humains ont fini par réaliser – trop tard – qu'il n'était pas possible de quitter le navire Terre.
Coupée de sa famille et de ses anciennes relations, Hadiz l'est aussi d'une communauté scientifique de Campus Cross qui n'existe plus. Les troubles devenant gravissimes sur Terre, tout le personnel de l'installation est parti progressivement pour rejoindre sa famille ou tenter une fuite – vers où ? Qu'importe, Hadiz n'a besoin de personne, elle a de l'énergie et de la nourriture pour des années, et elle « sympathise » avec une IA consciente développée sur le Campus par l'un de ses collègues. C'est cette IA, baptisée Rupshe par son créateur – en fuite aussi –, qui va aider Hadiz dans ses travaux et l'amener à faire, par sérendipité, la découverte d'une infinité d'univers parallèles contenant autant de Terre et pour certaines autant de Lagos.
Car s'il y a une infinité de Terre, toutes n'ont pas vu la vie se développer. Toutes ne sont pas arrivées à la conscience. Aucune vie consciente n'y a suivi des schémas ou des rythmes de développement identiques. Le darwinisme et la contingence ont amené à des situations divergentes, parfois très proches à des détails triviaux près, d'autres fois très différentes par exemple dans le type de mammifère devenu intelligent et dominant. Le hasard et la nécessité se sont exprimés une infinité de fois sur ces Terres parallèles, conduisant à des mondes morts, des mondes peuplés seulement d'animaux non conscients, des mondes d'humanoïdes dérivés de félins, de simiens, de canidés, d'ursidés, de lagomorphes, etc.
Une partie – énorme mais infinitésimale relativement à l'infinité – de ces mondes est organisée autour d'une structure supra-étatique nommée Pandominion. Le Pandominion est chargé principalement d'assurer le transit sans erreur et sans risque des « êtres » (c'est ainsi que se définissent ces sentients qui sont loin d'être tous humains) et des biens entre les différents mondes membres. En effet, le Pandominion est une sorte de réponse potentiellement infinie à la problématique de l'absence de planète B que nous connaissons. Les mondes se sont donc progressivement spécialisés pour le dire vite entre mondes d'extraction, mondes de production, et monde de vie voire de loisirs. Tout le monde vit dans le Pandominion à peu près en bonne intelligence sous la supervision du Registre, une colossale IA en déplacement permanente entre les Terres parallèles et dont la fonction est de rendre le système fluide et transparent.
Tout irait pour le mieux dans un meilleur des mondes parallèles à la Banks s'il n'y avait pas le Cielo, une force militaire aux troupes augmentées dont la mission est de rendre le système viable et sûr, y compris, en interne, au prix de mesures qu'on aurait du mal à qualifier de démocratiques. Et ne parlons même pas de leurs interventions dans les mondes « arriérés » qui, n'ayant pas découvert le voyage transdimensionnel, ne font pas partie du Pandominion ; là, aucune loi de la guerre ne limite l'action des Cielo. Il faut dire que le Pandominion a peur, peur du potentiel inconnu hostile venant d'un des mondes infinis, peur de la sédition, peur de la force mystérieuse qui a rasé complètement certains mondes dans le passé, et maintenant peur d'une autre association de mondes découverte par hasard et peuplée de robots sentients et polymorphes. Face à cette rencontre, le Cielo, sous les ordres de l’Omniprésent Conseil, a réagi de la seule façon qu'il connaisse, la guerre d'extermination à outrance. Mais cette fois le Pandominion est tombé sur forte partie.
Infinity Gate est un roman raconté. Le narrateur est une IA devenue consciente, le Registre, qui sait comment la guerre s'est terminée car elle parle d'après. Le roman est donc une forme de chronique dite par un « être » synthétique qui raconte la guerre au cours de laquelle il a pu se libérer des règles anti-sentiences que les « êtres » biologiques renouvelaient constamment dans son code afin de l'empêcher d'évoluer. L'être parle factuellement, sans animosité ni empathie, avec souvent une forme d'ironie sur les développements à venir, qu'il connaît contrairement au lecteur. Ce mode de narration annonce avant de montrer et crée une forme de proximité entre le lecteur et un narrateur qui s'adresse clairement à lui.
Et ce que raconte le Registre, ce sont les prémisses de la guerre,
The Will to Battle dirait Ada Palmer. Il le fait en suivant les faits et gestes d'Hadiz après qu'elle ait sauté pour la première
(et loin d'être la dernière) fois d'un monde à l'autre. Il le fait aussi en racontant les actes de Essien Nkanika, un petit voyou qui endure plus qu'il ne fait endurer et vit sur un monde et une Lagos très proches des nôtres. Il le fait enfin en suivant la lagomorphe Topaz Tourmaline FiveHills, une jeune lycéenne qui vit sur un monde où ce sont les descendants des lapins qui ont accédé à l'intelligence manufacturière. Tous trois sont des personnages assez banals, aucun n'est le meilleur dans sa « spécialité » ni n'a de prédestination particulière à l'héroïsme. Aucun ne se serait jamais rencontré sans l'invention fortuite de Hadiz. Et pourtant leurs interactions, auxquelles s'ajoutent celles de quelques personnages secondaires hauts en couleur, vont provoquer une avalanche de conséquences qui amèneront à une résolution
(comment ?) de la guerre contre l'Ansurrection et à l'accès à la sentience
(comment ?) du Registre – je ne spoile pas, le Registre l'annonce dès le premier chapitre.
Le roman est constitué de leurs interactions, parfois volontaires, souvent involontaires, parfois au contact et souvent à distance, à travers plusieurs Terres dans des dimensions différentes utilisées toujours à bon escient comme le lieu logique de l'avancée de l'action.
Dans Infinity Gate, Carey écrit un roman à la narration robuste et logique.
Il y place une très grand nombre de précisions car le moindre mécanisme ou phénomène y est détaillé et peu ou prou expliqué ; il fait ici penser au style de Peter F. Hamilton et les fans de ce dernier apprécieront forcément
Infinity Gate comme ceux de Gibson l'idée
d'action inter-univers.
Il marche aussi dans les pas de la SF militariste avec bonheur, exploitant à fond le trope de l'incommunication avec les aliens qui amène à l'agression puis à la réaction, comme dans Starship Troopers ou dans les romans de Stanislas Lem par exemple (en bien plus moderne).
Il crée un univers qui, si on accepte le principe de l'existence du multivers – tu as lu Moorcock ou
Aucune terre n'est promise ou des comics Marvel, lecteur –, est cohérent et difficile à prendre en défaut.
Il pose une réflexion sur la nature de l'intelligence, de la conscience et de la vie, et du lien peut-être dispensable entre droits et processus biologiques. Deux extraits d'une conversation entre Rupshe et Hadiz (il y en a de nombreuses autres dans le roman) : « all self-organising and self-replicating patterns are rare and valuable in their own right.Life is a movement that makes itself within the great unmaking that is the entropic universe. », ce qui est très large, et : « “Because I don’t have an answer. According to all the definitions of life your species has offered up, I am an object rather than an entity. There are standard criteria – eating, excreting, respiration and so on – which I absolutely fail to meet.” Hadiz took a swig of cold tea, feeling the need to fortify herself. This was heady stuff. “So the species that made the rules says you’re disqualified,” she summarised after a while. “Succinctly put.” “What if you were drawing up a definition from first principles?” “A definition of life?” “Of course.” “Well then.” Rupshe’s tone was as bland now as unsweetened oatmeal. “I would probably have paid less attention to the packaging and more to the contents.” »
Il crée, pour porter tant l'action (intense) que la réflexion, des personnages complexes et détaillés auxquels il donne assez de personnalité, de failles et de qualités pour qu'on puisse sympathiser voire compatir avec chacun d'entre eux. Au minimum, on rit de leur insuccès comme avec le bureaucrate Orso Vemmet dont l'incompétence est l'un des moteurs du roman au point qu'il y a parfois du ton de Douglas Adams dans le roman. Au maximum, on vibre pour eux et on compatit avec eux, avec leur désir de vivre, de survivre, voire de se venger ; c'est évident pour Hadiz et Topaz, mais on s'émeut même pour une crapule comme Essien Nkanika dont la vie fut un enfer ce qui explique nombre de ses mauvais choix – y compris lorsqu'il ment éhontément, y compris lorsqu'il trahit, y compris lorsqu'il trahit une seconde fois –, ou pour Dulcie dont je ne dirai pas ici qui c'est mais qui est aussi un personnage complexe et passionnant.
L'ensemble forme un roman de SF intelligent d'une lecture très agréable, qui se lit à la vitesse d'un thriller aux enjeux rarement égalés, et qui, hélas, se termine sur un cliffhanger, embryon d’une suite. C'est la loi du genre. Nul doute que je lirai la suite. A lire sans hésitation si on aime la SF.
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