Dix ans environ après les événements dramatiques que connurent la cité de Tevanne puis le reste du monde, Sancia, Bérénice, Clef, et le reste du crew mènent une guerre de résistance qui approche peut-être de sa conclusion. Difficile à croire quand on sait que leur adversaire est plus puissant qu'un hiérophante, qu'il veut soumettre le monde entier, qu'il est en train d'y parvenir, et qu'il approche d'un objectif final cataclysmique situé au-delà du monde et de la Création même.
Les Terres closes est le tome final de la trilogie des Maîtres enlumineurs, et c'est un putain (pardon, curain) de bouquet final, plein de bruit, de fureur, d'explosions et de terreur.
Avec Les Terres closes, Robert Jackson Bennett offre une conclusion plus que satisfaisante.
Il développe ses personnages et leurs relations sans retomber ici dans l'écueil de la mièvrerie qui handicapait parfois le tome 2. Sancia et sa femme Bérénice ont vu naître l'amour qui suit la passion, un amour douloureux car Sancia vieillit plus vite que la normale – le prix à payer pour les enluminures surpuissantes qu'elle a dans le crane. Autour d'elles sont arrivés de nouveaux acteurs, réunis par la volonté de vivre libre et pour cela d'anéantir la menace représentée par une Tevanne aux pouvoirs quasi-divins qui abat l'un après l'autre – et avec facilité – tous les bastions de la résistance humaine.
Des acteurs individuels, Diela, Vittorio, ou Polina par exemple, qui mettent leur vie en péril dans des opérations plus que spectaculaires, mais aussi et surtout des acteurs collectifs tels que Bienvenue ou Conception, qui assurent le back office indispensable à la réussite des premiers. Car, poussant à son extrême la technologie des enluminures, les survivants réunis autour de Sancia ont littéralement fondé une nouvelle société. Dans la communauté de Giva, tout le monde est relié par jumelage. Chacun est magiquement en contact avec tous les autres – même s'il y a des moyens de s'isoler –, chacun peut donc communiquer avec tous les autres et ressentir les sentiments de tous les autres. Au-delà de ce jumelage « simple », des groupes de centaines de membres forment des « cadences » – auxquelles on s'associe seulement si on le souhaite – qui constituent des entités collectives bien plus liées que ne le sont les membres standards de Giva, jusqu'au point de devenir des swarm minds. On pense ici aux « chiens » de Un feu sur l'abîme, à la différence qu'ici l’adhésion à la cadence est volontaire et qu'il est aussi possible de la quitter à volonté.
Cadences ou individus, tous étant en permanence ouvert aux autres, il n'y a pas de chef à Giva, c'est une impossibilité pratique. Les décisions – et elles sont d'importance en ces temps de lutte pour la survie – se prennent par consensus, sans faire intervenir l'intérêt personnel et en tenant compte de tous les sentiments, contraintes et impossibilités de tous les Givans. Une bien belle société coopérative.
Face aux Givans se dresse Tevanne, qui n'a qu'un lointain rapport avec l'humanité et veut (comme Bill Gates pour les complotistes) provoquer un reset de la Création dans son ensemble. Résister à Tevanne, la vaincre définitivement, nécessitera de se lancer dans ce qu'on ne peut qualifier que de missions suicides. Mais le courage et l'abnégation ne suffiront pas (même s'il faudra déployer beaucoup de l'un et de l'autre). Il faudra aussi, pour espérer réussir, faire preuve de toute l'inventivité que peut déployer l’intelligence collective d'un peuple qui a accepté de mettre jusqu'à ses egos en commun. Et même cela ne sera peut-être pas suffisant car Tevanne est surpuissante. Enluminant mieux qu'un hiérophante, forte de milliers d'esclaves contrôlés par jumelage et dispensables jusqu’au dernier, manipulant des armes terrifiantes telles que ces lampes-mortes capables d'effacer une partie de la réalité, calculant des centaines de coups en avance, le croquemitaine du monde de Sancia est de ceux qu'on ne peut normalement pas vaincre. De fait, et les Givans le découvriront comme le lecteur, sans un autre sacrifice né d'une acceptation de responsabilité bien tardive la partie ne pourra pas être gagnée.
La responsabilité, c'est de la mémoire qu'elle viendra. D'une mémoire qui revient peu à peu (d'abord comme une arme utilisée contre ceux qui la retrouvent) et explique enfin aux acteurs comme aux lecteurs quelle est l'origine du désastre en cours. Qui était Clef ? Qui était Crasedes ? Qu'ont-ils fait l'un et l'autre ? Pourquoi ? Et, de là, comment réparer une Création endommagée et donner aux humains la possibilité de vivre librement dans un monde qui ne serait plus seulement un berceau de souffrance sans succomber de nouveau à la tentation démiurgique ?
Le pouvoir de vaincre c'est aussi de la solidité sans faille d'une société nouvelle qui s'est construite sur la coopération empathique qu'il surgira. Les hauts faits, ici on peut dire sans exagérer « les exploits », sont le fait d'individus exceptionnels, mais ils ne pourraient pas réussir sans l'action collective d'un support totalement dédié à la cause, et ils ne consentiraient pas aux sacrifices nécessaires sans leur attachement à la préservation du collectif. C'est l'amour et l’empathie qui permettent à Sancia et à ses alliés de vaincre en acceptant de payer le prix élevé de la victoire.
Du début à la fin, ces sentiments sont au service d'une aventure larger than life. Ne se refusant rien, l'auteur déchaîne un spectacle pyrotechnique comme on n'en voit que rarement. Cités flottantes, vagues géantes, vaisseaux gargantuesques, annihilations en chaîne, « robots géants » même, le tout au milieu de manipulations de la réalité à des niveaux jamais vus auparavant – il est loin le temps où Sancia convainquait des portes enluminées de s'ouvrir, c'est la réalité qu'il est question d'ouvrir ici.
C'est donc une conclusion à la fois impeccable sur le plan du récit de long terme et époustouflante sur celui du spectacle qui est offerte aux lecteurs par Robert Jackson Bennett. Il est très rare que les auteurs parviennent à se sortir des histoires dans lesquelles les enjeux sont immensément élevés, la plupart du temps, à la fin, le soufflé se dégonfle et c'est la déception. Ici ce n'est pas le cas, au contraire, le soufflé gonfle encore et encore, jusqu'à exploser à la face du lecteur ; et même la fin n'est pas la fin car pour l'une des premières fois sans doute on assiste à la réalisation concrète d'un des tropes de la SF (que je ne dévoilerai pas ici). Ruez-vous !
Les Terres closes, Robert Jackson Bennett
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