La grippe espagnole visita l'ensemble de la planète entre 1918 et 1921. Particulièrement contagieuse et virulente, elle tua entre 50 et 100 millions de personnes, selon les estimations, avec une létalité mesurée entre 10 et 20 %, là aussi selon les estimations. Elle fut donc plus meurtrière que la Grande guerre dont il est parfois dit qu'elle hâta la fin ou détermina la conclusion.
En septembre 1918 la pandémie atteignit le continent américain, avec de premiers signalements dans la région de Boston. Transportée par les voyageurs et les conscrits, elle parcourut en deux à trois semaines les USA avant de revenir renforcée en Europe avec le concours des soldats envoyés combattre aux côtés des Alliés.
Confrontées à une maladie terrifiante qui, de surcroît, abattait surtout les forces vives que sont les jeunes adultes, quelques villes ou communautés isolées se barricadèrent, installant de fait une quarantaine plus ou moins étanche entre elles-mêmes et le reste du territoire. C'est l'une de ces quarantaines, dans la petite ville de Commonwealth, qu'imaginait en 2006 Thomas Mullen dans un roman qui sort aujourd'hui en VF.
Commonwealth, dans l'Etat de Washington, pas un phalanstère mais ça y ressemble. Fondée par Charles Worthy et sa femme, deux militants de l'égalité et du traitement équitable des ouvriers, la ville est établie sur des terres héritées par Worthy. Organisée autour de forêts à exploiter et de la scierie qui en traite le bois, Commonwealth n'a pas de gouvernement à proprement parler (même si Worthy et son « conseil » y sont particulièrement influents ; la loi d'airain de l'oligarchie est impitoyable pour les utopies fouriéristes). A Commonwealth, chacun travaille au bien commun pour des salaires plus élevés que ceux du marché, chacun a une maison en propre, chacun peut s'exprimer et voter (à une époque où les femmes n'ont pas le droit de vote) sur les décisions importantes concernant la communauté. A Commonwealth, il n'y a pas de shérif, les deux seuls vols ont été traités par le bannissement des voleurs. Une forme de société sans Etat, ou plus précisément dans laquelle l'Etat serait « l'Etat du peuple tout entier » comme aurait dit Khrouchtchev.
Dans La dernière ville sur Terre, Thomas Mullen raconte, comme dans une version forestière de La Peste de Camus, l'histoire du confinement volontaire décidé par une ville entière à l'instigation du petit groupe bien intentionné qui oriente sa destinée. Il montre la difficulté de vivre en autarcie, même dans un monde où les chaînes de valeurs et d'approvisionnement sont bien plus courtes qu’aujourd’hui. Il développe les transformations que l'isolement impose aux hommes et à la société qu'ils habitent quand la confiance et l'ouverture sont remplacées par la méfiance et la réclusion, et illustre comment la ville commence par se protéger contre l'extérieur avant que, quand la grippe arrive quand même – prouvant ainsi le caractère utopique de la protection par claustration –, ses citoyens auparavant unis dans un projet commun commencent à se méfier les uns des autres puis, pénuries et privations aidant, à se voler les uns les autres alors que les rumeurs courent et que la recherche de responsables voire de boucs émissaires s'insinue dans une communauté auparavant fraternelle.
Social, Mullen irrigue aussi son roman avec les questions du traitement très dur des ouvriers et de la répression des grèves qui sévissaient aux USA au début du XXe siècle, avec ou sans l'aide des tristement célèbres Pinkerton, jusqu'à inviter dans ses pages des survivants du massacre d'Everett.
Il traite également de la conscription décidée par le président Wilson en 1917 avec l'adoption du Selective Service Act qui obligeait les jeunes hommes à se faire recenser en vue d'un enrôlement possible ainsi que de l'intense propagande menée par le gouvernement américain (avec l'aide de quantités de stars) pour inciter tant au recensement qu'à la souscription de bons de guerre une population pacifiste ou simplement réticente à mener une guerre lointaine. Il aborde enfin le traitement injuste réservé à des objecteurs de conscience qui se croyaient protégés par un statut légal mais ne le furent jamais.
Tout ceci, Thomas Mullen le fait à travers la vie et le destin de Philip Worthy, jeune fils adoptif de Charles Worthy, de sa dulcinée Elsie, de son ami Graham Stone, ainsi que de quelques autres personnages parmi lesquels des parents, des amis, des voisins, des adversaires politiques ou fanatiques militaristes issus de la ville proche de Timber Falls, sans oublier les deux soldats, en quête de refuge dans la ville en quarantaine, par qui tout va basculer dès les premières pages du livre.
Tout ceci est aussi intéressant qu'édifiant. Mais, problème, le style de Mullen n'est jamais excitant. Souvent plat, il utilise aussi, paradoxalement, quantité d'images dont certaines sont grandiloquentes ou peu satisfaisantes, ou, lorsque les faits s'y prêtent, verse dans le lexique sucré de la littérature sentimentale. De plus, la narration à la troisième personne omnisciente qui focalise sur de trop nombreux personnages n'aide pas à s’identifier avec empathie à tel ou tel, a fortiori quand celui qui est le plus présent, Philip, est un jeune homme falot et velléitaire dont les tourments n'inspirent que peu de sympathie. Alors, lire ? Pour le fonds historique, sans doute, pour le plaisir littéraire, j'en doute.
La dernière ville sur Terre, Thomas Mullen
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