Mertvecgorod, République Indépendante de Mertvecgorod, an 2000. Pour sa troisième incursion dans la dystopie post-soviétique qu'il a imaginé, Christophe Siébert s'intéresse cette fois, je le cite, « au point de vue de la rue, de ceux qui subissent les choses au lieu d'en être les maîtres ».
Et cela donne Valentina, un court roman d'où perce une lueur encore jamais surgie de ces lieux.
Valentina est l'histoire d'une petite bande de jeunes qui vit et survit en bordure de la Zona, la plus grande décharge à ciel ouvert du monde, plus précisément dans le quartier de Mertvec-Bereg. C'est l'histoire de Klara et de ses potes, Laska, Général et Kréditka. Des ados qui vivent dans des maisons délabrées habitées par des familles délabrées, des amis d'enfance tous inscrits à la chkola Daria Diatchenko à laquelle ils se rendent chaque jour, uniquement pour que leur famille ne perde pas les aides d'Etat sans lesquelles il est pratiquement impossible de vivre « le deal est simple, tout le monde le connaît : jusqu'à dix-sept ans si tu veux un toit, des repas chauds, si tu ne veux pas faire la pute ni le cambrioleur ni le dealer, il faut aller à l'école – bien sûr, ça veut juste dire faire acte de présence, pas question d'apprendre quoi que ce soit ni d'obéir aux professeurs ».
Aux quatre amis historiques s'est greffé Sbrod, un réfugié tchétchène de leur âge qui vit dans un squat avec le peu de famille qui lui reste et n'est pas, lui, scolarisé, ce qui ne l'empêche pas de traîner avec les autres tout le temps qui sépare deux cours. Sbrod est le miséreux parmi les miséreux, tellement dans la mouise, socialement parlant, qu'il peut s'arracher à la main une molaire qui lui fait mal. Soins dentaires ? Pardon ?
Une belle bande, à la vie à la mort, la seule famille vraiment présente que chacun possède.
Klara et sa bande sont des jeunes de la Zona. Cramés avant d'avoir vécu. Sans horizon au-delà de quelques jours. Sans avenir. Bien plus fondés à hurler « No future » que les dadaïstes Sex Pistols. On n'échappe pas au trou noir qu'est la Zona. Rien n'en échappe. « un métier, un salaire, si déjà ils sont encore en vie à trente ans ce sera un miracle...rien à foutre. Ils sont vivants, c'est tout ce qui compte. Ils sont vivants, samedi prochain il y aura sans doute une teuf quelque part, rien d'autre n'a d'importance ».
Entre deux passages à la chkola (pour ceux qui sont scolarisés) on marche, beaucoup, on boit, beaucoup, on s'envoie ce qu'on trouve, on récupère, on choure, on braque quelques touristes (ici, tout extérieur aux lieux est un touriste par destination), et on « détrousse » des clients de bordel. Il faut bien vivre. Même si c'est pour peu de temps. La vie est une succession de moments, de montée suivies de redescentes, de plaisirs jamais reproductibles, d'amnésies antérogrades induites par l'alcool ou les substances. Une orbite éternelle autour du trou noir qu'est la Zona, sans vitesse de libération atteignable.
On se montre, on fait du bruit, on occupe l'espace. Les adultes ont peur mais n'osent rien dire. Il ferait beau voir. Ils sont largement responsables du foutoir – même si on peut douter que ceux que Klara et sa bande croisent dans la rue aient un jour eu l'opportunité d'être responsables de quoi que ce soit.
Et si on devient adulte un jour, on connaîtra leur sort, cancer prématuré, chômage, boulots de merde, alors on n'est ni tenté ni pressé. Ils sont tout sauf des role models.
Et Valentina, me direz-vous ? Un adulte aussi. Un role model sûrement pas. Valentina c'est le vieux travelo que tout le monde connaît de vue, que personne ne connaît vraiment, que personne n'aime mais que personne ne déteste non plus. D'elle on sait que des hommes venaient nuitamment lui rendre visite, des hommes de l'extérieur, clients ou prestataires, des hommes qui ne viendront plus car Valentina est morte, assassinée, salement assassinée dans sa petite maison.
Dans la petite maison de Valentina, flics partis, entre Klara. Elle y passe la nuit, danse, danse, danse, visite, découvre, trouve. Une part d'humanité. Une vie derrière une image. De l'argent et de la dope aussi. De quoi faire quelque chose. Vivre mieux quelque temps. Ou faire autre chose. Quelque chose en tout cas.
Klara, enfant de la Zona ne va pas se changer en entrepreneuse, fut-elle d'entreprise mafieuse, avec le pactole qui lui tombe dessus comme capital initial. Klara ne va pas manger un peu mieux ou s'habiller un peu mieux pour quelque temps avant d'avoir tout dépensé et d'être revenue au point de départ – on retrouverait un peu ici en creux l'homme qui achetait un lit de luxe dans Images de la fin du monde.
Ce que va faire Klara, c'est au final trois choses. Organiser un enterrement, ressusciter le « carnaval des enfants » interrompu depuis la mort de son organisatrice, financer une grande soirée festive. Et, accessoirement, poussée par une vieille connaissance, rendre par subsidiarité une certaine forme de justice.
Ce faisant, Klara, l'une des innombrables cloportes de la Zona, réaffirme son humanité. Organiser des rites funéraires, prendre soin des enfants, créer du lien social. Trois activités spécifiquement humaines qu'elle préfère à un surcroît de confort modeste et qui ne durerait pas. Une projection au-delà de l'instant présent qui la sort pour un temps de l'immédiateté de la vie dans la Zona.
Même la justice qu'elle rend, si imparfaite et téléguidée soit-elle (et il ne s'agit pas de vengeance, Klara ne connaissait pas vraiment Valentina), est typiquement une activité humaine. Les actions ont des conséquences et, dans un monde au système de valeurs branlant, certaines valeurs sont impérieuses, le respect de la vie humaine par exemple. Pour Klara au moins, même si toute la RIM semble l'avoir oublié, cette valeur-ci fait encore sens.
Klara est alors, pour un instant ou pour toujours, le contraire exact du pervers malade qui traita Valentina comme ses sex toys ou ses poupées gonflables. Et pourtant, Klara n'a rien d'une héroïne.
« Elle voudrait une chambre d'enfants, des parents normaux, des draps propres, une ambiance calme. Mais elle n'a jamais eu ça, elle a eu tout le contraire, des parents maboules, des draps dégueulasses, une ambiance de guerre permanente dans la rue, à l'école, à la maison, partout, comment faire autrement quand tu vis là où ils vivent ? »
Nonobstant, Klara, pour un temps, a dépassé la contrainte externe. Klara a repris un instant le contrôle des événements. Klara a, ainsi, résisté et, plus important encore, réinvesti, par delà son humanité, son agentivité. C'est ce dont les pauvres sont le plus privés, et c'est ce que la mort de Valentina a rendu provisoirement à la jeune fille. Espérons pour elle qu'elle puisse en garder le maximum le plus longtemps possible.
Valentina est donc un beau roman qui dit le No future et le dépasse en même temps. Un roman qui rappelle que même dans le pire cloaque survit de l'humanité s'il y a de l'humain – et que l'humain, avant tout, c'est le lien. Un roman dans lequel on sent l'empathie de Siébert pour sa petite bande de freaks.
A lire. Il sera dispo dans quelques jours (le 12) dans toutes les bonnes librairies – et dans pas mal de mauvaises aussi.
Valentina, Christophe Siébert
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