Ici. Dans un futur indéfini.
La Terre a connu le Kollaps. Quoi ? Comment ? On ne le saura jamais. Notre monde a succombé à un collapsus violent et fatal. Guère surprenant si on considère son état de santé actuel. Même si, pour ce qu'on en sait, il résulte peut-être d'un dégazage volcanique géant ou de tout autre phénomène naturel non lié à l'activité humaine.
Dans ces doutes, deux certitudes, presque les seules du roman :
- la radioactivité ambiante est mortelle à court terme (quelque part sur l'échelle de la létalité entre héros du K-19 et liquidateurs de Tchernobyl)
- et plus rien de vivant, mis à part quelques cafards et de parcimonieux champignons, n'existe sur le bout de terre que va arpenter le protagoniste principal du récit, un « humain » nommé Horkaï
Quand le roman commence, Horkaï est « réveillé » après trente ans de stase, trente ans passés dans les entrailles d'une université au sein d'une petite communauté dont il ne se souvient pas plus que de son nom ou de son histoire – quant au Kollaps, ne lui en restent que quelques flashes, vagues et imprécis. Réveillé par un petit groupe de personnes dirigées par un dénommé Rasmus. Réveillé alors qu'il est malade (de quoi ?) au point d'être paraplégique. Malade, gravement, ce qui ne n'empêche pas Rasmus de l'envoyer en mission sans vraiment lui demander son accord – une mission dont Horkaï a les contours mais ni les détails ni l'objectif ni le fin mot. Une mission pour laquelle, paralysie oblige, il doit être porté par les deux « mules », des humains dont la « raison d'être » est de le transporter jusqu'au lieu où il devra voler un cylindre d'une importance capitale avant de la ramener, mission accomplie, à son point de départ.
Si les mules ont été « élevées » pour cette mission, privées de ce libre arbitre qui caractérise les humains – et si c'est le cas aussi, apparemment, des techniciens du centre que dirige Rasmus –, ils semblent néanmoins plus proches de nous qu'Horkaï, avorton à la peau pale insensible aux radiations et capable de se régénérer presque comme une salamandre. Dans la communauté qu'Horkaï est censé servir, il est le seul dans son genre, phénotypiquement très différent des autres. Qui est-il ? Quel est son lien avec les autres ? Que leur doit-il ? Qu'est ce que Rasmus lui cache ? Et sur quoi lui ment-il ?
Quant toute la réalité du monde est décrite sans contradiction par un seul interlocuteur – a fortiori guère loquace – comment savoir ce qui est vrai ou faux, ou quelle place on occupe dans le tout des choses ? C'est privé de toute information fiable qui pourrait le définir qu'Horkaï part, porté par les « mules », pour une mission qui impliquera sans doute de tuer les uns au bénéfice des autres, sans savoir qui sont les uns ou les autres ni même qui on est soi-même.
Car Horkaï, porté par ses cavales et après un chemin d'atrocités, trouve la communauté « adverse » là où elle était censée être, un groupe mystique et biblique alors que celle dont il vient semblait plutôt scientiste. Horkaï est intégré sans problème au milieu d'autres « humains » qui lui ressemblent et voit un lui un frère, pendant que les « mules », de plus en plus affaiblies par leur séjour à l’extérieur, attendent cachées qu'il revienne avec le précieux et mystérieux cylindre pour le ramener à Rasmus au prix de leur vie – c'est le deal, leur « raison d'être », ils le savent et l'acceptent.
Durant les quelques heures où Horkaï sera au contact, pour la première fois, d'autres qui lui ressemblent, il va devoir décider, choisir, tuer peut-être. Décider, autrement dit, entre deux allégeances concurrentes aussi obscures l'une que l'autre. Une métaphore de la vie, l'errance dans un univers insensé qui force à faire des choix.
Avec Immobilité, Brian Evenson semble (était-ce le but ?) écrire, sur le même ton desséché pour décrire un monde qui ne l'est pas moins, une réponse plus glauque à La Route.
Le père de La Route savait qui il fut, Horkaï non. Le père voyageait avec son fils qu'il voulait sauver, la mission d'Horkaï lui est obscure jusqu'à la presque fin. Le père s'inquiétait pour son fils, en tous points plus fragile que lui, Horkaï pour les mules, bien plus fortes et violentes que lui mais aussi infiniment plus fragiles. Le père était un humain qui avait connu l'horreur, Horkaï est un ?va savoir? qui a oublié le Kollaps et sa vie d'avant – si tant est qu'elle existât. Dans le monde de La Route restaient quelques humains, pas tous dangereux (la fin en témoigne), ici on tue pour ne pas être tué, l'essentiel est d'être le premier à éliminer l'autre, qui qu'il soit ; le bipède est une menace mortelle, la coopération une naïve illusion.
Là où La Route mettait en scène la survie d'une forme d'humanité (père/fils, fils/nomades de la fin), Immobilité ne montre qu'un monde où chacun est l'ennemi ou l'outil de l'autre. Et c'est bien d'immobilité qu'il s'agit, d'un aller-retour (pas celui de Bilbo) entre base et base, entre essai de survie et essai de survie, sans projet autre que restaurer l'humanité – un projet dont on se demande, et Horkaï le premier – s'il est pertinent. Dans La Route il s'agissait d'aller loin vers le Sud pour ne jamais revenir et tenter de sauver ce qui pouvait l'être d'une humanité décimée, quand ici le petit trip en rond d'Horkaï – dont on comprend (no spoil) qu'il est une éternelle mission comme il y a des éternels retours – a pour finalité de « réintroduire » l'humain dans un biotope qu'on aurait restauré, comme on le fait parfois des ours ou des loups. Inepte on vous dit !
Malgré les apparences on est loin ici d'Un Cantique pour Leibowitz voire d'Anatem. Ce n'est pas la culture qu'on sauve ici, c'est le biologique. C'est donc plutôt vers La fille automate et ses intrigues autour des graines qu'il faut regarder, dans le fond même si la forme n'a strictement rien à voir.
Et puis tout ici est profondément solipsiste. Pas de monde partagé, pas de grandes communautés, pas d'échanges d'idées ni d'individus. Immobilité met en scène des êtres murés dans leur solitude (séparés les uns des autres par la division des fonctions ou l'alternance des années d'éveil), ignorants de tout ce qui n'est pas à leur contact immédiat, s'agitant stupidement au sein de communautés isolées et minuscules qui s'acharnent à perpétuer l'idée d'un réveil à venir dont l'expérience des fleurs replantées et vite mourantes dit bien la pure inanité.
Que peuvent faire ces ersatz amputés d'humains sur cet ersatz défiguré de Terre ? La réponse est simple, rien. Et pourtant, comme dans L'antre, la vie veut se perpétuer et s'étendre, conquérir et anéantir ce qui menace sa progression absurde. Evenson décrit encore une fois tant l’absurdité de la vie que son insensé caractère hégémonique et pérégrine : la vie comme cancer, qui va à l'aveugle toujours de l'avant, qui envahit et détruit, qui ne connaît qu'elle et son désir solipsiste d'ajouter toujours une occurrence à une occurrence, jusqu'à ce qu'il ne reste rien comme issue que la guerre ou la famine, l'un comme l'autre par manque de ressources.
Bravo, Brian ! Tu as tout compris à l'aveuglement face à la finitude. Je t'aime.
A lire, pour trouver La Route sympa.
Immobilité, Brian Evenson
Commentaires
Non non, pas d'IA ici :)... l'image est pour le moment crédité "droits réservés" car nous n'avons pas trouvé le nom de l'artiste de cette superbe et étonnante photo mais que dès que nous l'aurons trouvé nous ne manquerons pas de le créditer évidemment.
https://www.noosfere.org/livres/niourf.asp?numlivre=2146628620
"Jean-François CHASSAY, Frontières du corps et du temps : Immobility de Brian Evenson et Un temps de saison de Marie Ndiaye, article universitaire"