Publié en 2008 alors que déjà Poutine perçait sous Vladimir,
Journée d'un opritchnik est un roman de l'écrivain contestataire Vladimi Sorokine – dont j'avais vraiment aimé le
Telluria.
Le titre
Journée d'un opritchnik peut évoquer la
Journée d'Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Mais, si les deux traitent de systèmes autoritaires lorgnant vers le totalitarisme, on sait que Sorokine n'est pas un grand fan de Soljenitsyne et que donc, si réponse, même inconsciente, il y a, elle est sûrement plus une carnavalisation qu'un hommage.
2028. Russie. Moscou.
Passé les troubles rouges (1917+), les troubles blancs (1991+), et les troubles gris (?) qui ont bouleversé la Russie éternelle depuis plus d'un siècle, l'empire millénaire a retrouvé stabilité et identité fantasmée sous la conduite d'un monarque aussi éclairé qu'implacable. Revenant aux sources aussi immémoriales que largement légendaires de la Grande Russie, le nouveau César russe remodèle une société qui, après avoir cru un temps à l'arrivée du libéralisme culturel et de la démocratie, réalise que l'ouverture est finie (avant même que d'avoir commencé peut-être) et que les temps sont au rappel à l'ordre – comme dirait l’inénarrable Lindenberg. Quant au plan géopolitique, la Russie a construit un mur qui la sépare d'une Europe, à qui néanmoins elle vend du gaz, et s'est largement rapprochée de la Chine, mettant ici en œuvre une approche eurasiste du monde – de fait, elle est s'est largement mise sous la coupe de l'Empire du milieu.
La Russie de Sa Majesté est une dictature totalitaire d'un réactionnarisme chimiquement pur.
Épurant la culture et les arts, le nouvel Etat russe prend le contrôle des esprits en leur imposant des tombereaux d’œuvres à la gloire de la Russie ou du dictateur en lieu et place d'auteurs plus anciens et universels, considérés comme dégénérés ou inutiles.
Dans son fondement social et culturel même, le « nouvel » Etat russe a fait un virage à 180° vers son passé. Monarchie héréditaire, retour d'une noblesse sous contrôle, valeurs de la Russie blanche, exaltation renouvelée de la religion chrétienne orthodoxe. On ne parlera pas ici, mais on pourrait, d'une forme de puritanisme qui interdit les jurons et profanités sous peine de lourdes sanctions, ni du retour de punitions publiques tels que les flagellations. On ne parlera pas non plus de la « censure » qui consiste à surveiller les pasquinades, à ridiculiser les poètes célèbres mais trop audacieux, à valider ex ante les spectacles à venir.
On doit parler, en revanche, de l'organisation politique de l'Etat. Au-delà de la multiplication des ordres honorifiques destinés à offrir un surcroît de capital symbolique à des puissants qui n'en manquent déjà pas, le nouveau régime a ressuscité des ordres ancestraux depuis longtemps disparus. S'il y a de nouveau en Russie
(dans cette antisémite Russie qui prend ombrage de la religion de l'épouse de Sa Majesté) un monarque, une famille royale, une noblesse et une cour, il y a, comme de tous temps, une armée. Mais à ces ordres, dans un étonnant
Retour vers le futur, s'ajoutent les
Zemstvo, anciennes assemblées provinciales que les soviétique dissolurent en 1918, les
Streltsy, un corps militaire russe dissous en 1720, et surtout les
Opritchniki, police secrète et force paramilitaire d'assassins datant d'Ivan le Terrible et disparue depuis.
Tous ces ordres – servant l'Etat et le monarque – se battent aussi entre eux, autant pour progresser en influence auprès du souverain que pour accaparer la plus grande part de la corruption et des prébendes.
Journée d'un opritchnik raconte la journée de Komiaga, un opritchnik haut placé dans la hiérachie. Une journée ponctuée de missions officielles – à côté d'autres qui le sont moins – qui le font aller de lieu en lieu pour censurer une œuvre, ridiculiser un auteur, négocier des contrats plus ou moins légaux, vendre un passe-droit, prendre une drogue hallucinogène, exécuter un noble (c'est l'ouverture du roman), violer sa femme comme peine additionnelle (c'est la suite), éventuellement brûler sa maison. Le tout sans remords, sans empathie, porté par une admiration quasi religieuse et un amour brûlant pour le monarque ainsi que par la certitude de son infaillibilité, « Du Kremlin, Sa Majesté voit mieux les gens, ils sont plus visibles. Nous tous en bas rampons comme des poux, nous bousculant et nous agitant ; nous ne reconnaissons pas le vrai chemin. Mais Sa Majesté voit tout, entend tout. Il sait qui a besoin de quoi.. »
Si le titre du roman parle d'un « opritchnik » alors que celui du roman de Soljenitsyne nomme clairement son héros, c'est que les objectifs des deux livres divergent.
Là où Soljenitsyne montrait que derrière l'uniformité visuelle des zeks continuaient à exister des hommes, Sorokine décrit au contraire un système holiste en roue libre qui nie l'individu fanatisé et le fond dans des groupes qui le dépassent, l'absorbent, l'annihilent concrètement.
Ce n'est pas un hasard si les opritchniks s'aiment comme des frères, pas un hasard s'ils violent l'un après l'autre la veuve du noble exécuté, s'ils prennent ensemble de la drogue, s'ils se blessent mutuellement et communient dans des rites sexuels surprenants qui font de tous un seul. Et pas de club de mecs égrillards ici, tout est ritualisé et codifié, comme dans ces Cérémonies orgastiques de communion dont je parle dans Le sexe des dystopies (à paraître un jour, qui sait).
Dans la Russie éternelle, si éternelle qu'on y a remis le knout au goût du jour et que les opritchniki parent leurs Mercedov de tête de chien coupée à l'avant et de manche à balai à l'arrière comme leurs lointains prédécesseurs le faisaient sur leurs chevaux, l'individu n'est rien, le groupe est tout. Qu'on se rappelle des
âmes mortes auxquelles Sorokine rend une sorte d'hommage absurde.
Dur, parfois terrifiant, prophétique et visionnaire, Journée d'un opritchnik décrit une Russie réactionnaire qui ressemble furieusement à celle d'aujourd'hui, plus encore par l'idéologie qui la sous-tend que par l'autoritarisme brutal dont elle fait preuve.
Eltchaninoff écrivait en 2015 : « Tout d’abord, Poutine, avec son éducation soviétique et son expérience du KGB, est un homo sovieticus. Dans sa vision du monde, le monde capitaliste est un ennemi. Sur cette base, il a ajouté une couche de nationalisme russe impérial et conservateur issu du mouvement des Gardes Blancs de l’émigration...Poutine veut réaliser une union des royaumes chrétiens européens » et « l’eurasisme prend aujourd’hui toute son actualité dans la confrontation entre l’Occident atlantiste et l’Eurasie »
Et Sorokine, des années avant : « C'est pourquoi Sa Majesté a construit ce magnifique Mur, afin de nous couper des puanteurs et des incroyants, des maudits cyberpunks, des sodomites, des catholiques, des mélancoliques, des bouddhistes, des sadiques, des satanistes et des marxistes ; des mégamasturbateurs, fascistes, pluralistes et athées ! Car la foi, loups pleurnichards, n'est pas un porte monnaie ! Ce n'est pas un caftan en brocard ! Pas un gourdin de chêne ! Qu'est-ce que la foi ? La foi, mes bruyants, est une eau de source, pure, claire, tranquille, modeste, puissante et abondante ! »
Vous devez lire Journée d'un opritchnik.
Journée d'un opritchnik, Vladimir Sorokine
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