Les pieuvres (ou poulpes) sont des animaux fascinants. Céphalopodes au corps souple et mimétique, ils sont dotés de huit tentacules ventousés qui leur servent tant à la locomotion qu'à la préhension. Les pieuvres ont aussi de gros yeux à forte acuité, une sorte de bec de perroquet broyeur pour casser les coquilles, et deux évents qui leur permettent d'accélérer par éjection d'eau de mer. Elles peuvent aussi émettre du « noir » qui les camouflent le temps de leur fuite. Car, non caparaçonnées et peu armées, les pieuvres sont des animaux fragiles qui doivent leur survie à la vitesse, la dissimulation, la construction de terriers complexes, la ruse, et des capacités intellectuelles très supérieures à la moyenne de ce qui vit sous l'eau, a fortiori au sein du groupe des mollusques.
Enfin, si l'intelligence des pieuvres est attestée par nombre d'expériences, celle-ci est d'une nature particulière car d'une certaine façon « distribuée » entre un cerveau central qui gérerait le « macro » et huit mini cerveaux (un dans chaque tentacule) qui assureraient de manière quasi autonome la gestion « micro » des déplacements et de la préhension – dans tout ce que ces deux termes comptent d’acceptions – sous la supervision lointaine du cerveau central. Une forme d'intelligence efficace sur le plan évolutionnaire – les résultats des pieuvres sur ce plan en témoignent –, une forme d'intelligence aussi qui leur assure des capacités cognitives très au-delà de ce que devrait permettre leur nombre de neurones, guère plus élevé que celui d'un chien.
Solitaire et à la vie brève, les pieuvres sont des animaux asociaux – sauf envers leur progéniture qu'elles protègent et gardent au péril souvent de leur vie. On ne connaît aujourd'hui que deux lieux de « rassemblement » pérennes de pieuvres, Octopolis et Octlantis, deux lieux où coexistent coopération et compétition.
C'est à ces pieuvres, à l'évidence très intelligentes et pourtant à l'intelligence si différente, que s'intéresse la docteur Ha Nguyen. Engagée par DIANIMA, une puissante mégacorp dans un monde futur sans être trop éloigné du nôtre (avec des drones très évolués et d'émouvants robots moines qui tentent de « faire bien » en protégeant la vie), Ha Nguyen part pour une réserve surprotégée et isolée dans laquelle vivrait une colonie de pieuvres très particulières. Elle y travaillera dans l'isolement, avec seulement près d'elle Evrim, première et dernière IA humanoïde légale produite par DIANIMA, et Altantsetseg, une guerrière mongole des récentes guerres asiatiques qui est autant, pour Ha et Avrim, garde du corps que geôlière. Le tout sous les ordres lointains de la docteur Arnkatla Mínervudóttir-Chan, la fondatrice de DIANIMA, une femme obsédée par la mise au point de cerveaux et d'esprits « améliorés ».
Dans le cas de Ha Nguyen, c'est l'intelligence, la conscience, la culture et la transmission culturelle – autrement dit la civilisation – qui sont ses centres d'intérêts, avec pour corollaire la faisabilité d'une communication inter-espèce si tant est qu'existe une espèce – les pieuvres ? – capable de communiquer et de faire ainsi cesser l'immémorial silence conceptuel qui fragmente le monde vivant en ilots d'incommunication.
A cette quête scientifique passionnante au bord du rivage qui abrite le légendaire et sous-marin « monstre de Con Dao », Ray Nayler ajoute deux fils annexes – entre chalutier esclavagiste, hackers et assassins – qui disent autant le mal que l'homme fait à l'homme que celui qu'il fait à la nature et suggèrent en creux l'absurdité factuelle de l'espoir de Ha qui voudrait « parler » aux non humains alors que les humains ont déjà tant de mal à parler entre eux, et les traiter avec dignité et respect alors que les humains ont déjà tant de mal à le faire entre eux.
Au fil des travaux, des efforts, des succès et des échecs de Ha Nguyen, The Mountain in the Sea est une passionnante réflexion sur la conscience et les conditions de son développement. Une passionnante réflexion aussi sur les rapports entre intelligence et langage. Les rapports entre langage et univers perceptuel. Les rapports entre langage, intelligence et environnement de développement et d'existence. Les rapports entre esprit, langage et structure corporelle. Les rapports entre ce qu'est un corps, ce qu'il perçoit, ce qu'il comprend de ce qu'il perçoit, et les pensées et le langage corollaire qu'il peut développer – ceux-là et pas d'autres, les choses objectives étant ce qu'elles sont.
Une réflexion aussi sur les perceptions qui peuvent dominer dans les rapports inter-espèce ; comment, au vu de leur expérience, des pieuvres conscientes peuvent-elles percevoir des humains autrement que comme des divinités terribles et hostiles ? Et que vouloir communiquer avec ces « divinités » ? Est-ce même une bonne idée, voire une idée pensable ?
D'ailleurs, le texte le suggère, les humains ne seraient-ils pas les créateurs involontaires de ces créatures évoluées ? Qu'est ce que la création pourrait vouloir dire à son créateur ? Et que lui dirait le créateur ? Pascal dirait que le créateur ne parle pas, ses œuvres « parlent » pour lui. Et, vu des pieuvres, les œuvres humaines ne sont guère engageantes.
Car si la transmission intergénérationnelle et le soin aux membres faibles du groupe observés par Ha, dans le terrier submergé que constitue pour les pieuvres locales un bateau depuis longtemps coulé, est une réalité, si la volonté de communiquer est manifeste de la part d'au moins l'un des membres de la colonie, ce n'est pas un canal ouvert d'échange d'idées qui est initié d'un côté ou de l'autre. Mise en garde contre signe de reconnaissance, la perception de la capacité communicationnelle de l'autre partie est réciproque mais à quoi peut-elle conduire entre deux intelligences si différentes placées dans des positions de maîtrise de l’environnement si différentes elles aussi ?
« Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre ». L’avertissement de Wittgenstein est ici illustré au centuple. Comme dans l’œuvre de Stanislas Lem, toute basée sur l'incommunicabilité, The Mountain in the Sea parle des limites de l'intercommunication en dépit des efforts sincères de contact.
Quant à améliorer des cerveaux ou des esprits, le grand projet de la fondatrice de DIANIMA, il pose, lui, la question de la singularité, celle de l'humanité même d'une créature artificielle qui se sent consciente sans savoir si elle l'est vraiment ou si elle est uniquement très bien programmée à se penser comme telle. Est-ce différent pour nous ? Savons-nous vraiment définir la conscience – et notamment appréhender l'illusion de la continuité ? Poser la question, c'est y répondre.
The Mountain in the Sea est à lire absolument si on aime la science et les idées.
Ca ne vous empêchera pas de continuer à manger des poulpes – un monde dans lequel des animaux succulents sont aussi vraiment attachants est mal fait – mais ça vous donnera au moins mauvaise conscience, vous devez bien ça aux poulpes.
The Mountain in the Sea, Ray Nayler
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Tachan (des Blablas de Tachan)