Sortie, sous une couverture peu inspirante, de L'Aube, le premier tome de la trilogie Xenogenesis de la grande Octavia Butler, dans une traduction de Jessica Shapiro. On peut encore ici remercier Marion Mazauric et Au Diable Vauvert pour le travail éditorial accompli depuis des années pour mettre cette parcimonieuse autrice à la disposition du public VF.
Futur.
Lilith Iyapo, une femme noire américaine d'une vingtaine d'années se réveille dans une sorte de cellule vide. Une voix désincarnée lui pose des questions, auxquelles elle répond ou pas suivant son envie de complaire ou au contraire de résister aux responsables de sa claustration. Elle a le souvenir que c'est déjà arrivé. Qu'elle s'est déjà réveillée. Qu'elle a donc sûrement été rendormie entre deux éveils. Qu'elle a côtoyé un enfant qui, après un nouveau sommeil, n'était plus là. Qu'elle a fini par converser avec la voix interrogative. Et par apprendre l'incroyable vérité.
Les humains se sont autodétruits et ont détruit presque toute la Terre lors d'un conflit nucléaire global. Lilith se souvient des menaces, des morts, des destructions. Elle se souvient aussi avoir eu un mari et un fils, morts avant le conflit dans un stupide accident. Elle qui avait déjà beaucoup perdu comprend peu à peu qu'en fait c'est presque toute l'humanité que la guerre lui a fait perdre. Elle comprend de plus que ses «sauveteurs» sont des aliens qui se nomment eux-mêmes Oankali, ce qui signifie «troqueurs de gènes». Et qu'elle est gardée en animation suspendue depuis deux siècles dans ce qui s'avère être un vaisseau spatial.
Horribles à regarder au pont de déclencher chez les humains des terreurs ataviques allant de la fuite effrayée à l'agression physique, les Oankali voyagent depuis des éons à l'intérieur d'un vaisseau vivant qui satisfait leurs besoins en plus d'être un moyen de transport. Divisés en deux sexes, mâle et femelle, auxquels s'ajoute un genre asexué, ooloi, qui est le pilier des noyaux familiaux formant la base de la société alien, les Oankali, dont toute la technologie est biologique (aux sources du biopunk), sont des génies génétiques innés, capables de lire et de mémoriser les génomes, de les modifier à volonté (tant les leurs que ceux des autres) dans des buts pratiques, de les échanger entre espèces (c'est là le point de tout) afin d'évoluer par hybridation.
Un besoin irrépressible qu'ils doivent satisfaire sous peine de s'éteindre peu à peu. Une hybridation promise aux rares humains sauvés par les aliens et qui se fera visiblement qu'ils y consentent ou pas.
Pourtant les Onakali semblent de bonne volonté et de bonne foi. Ils ont sauvé une humanité qui se détruisait elle-même et ils souhaitent apporter aux survivants qui la feront renaître un moyen de résoudre la contradiction humaine mortifère entre une grande intelligence et une attitude sociale essentiellement hiérarchique, donc agressive. Eradiquer cette tendance est ce que « proposent » les Oankali. Eux espèrent notamment tirer des humains leur capacité à développer des cancers qu'ils pensent ensuite pouvoir utiliser pour la création ex-nihilo de cellules totipotentes à fin de thérapies notamment. Cette hybridation programmée se fera à grande échelle, après le retour des survivants sur une Terre restaurée, par le biais d'une descendance commune, d'hybrides humain-Oankali.
Où est donc le problème ?
C'est dans la supériorité conjoncturelle et dans la domination inévitable qui en découle qu'il se situe. L'échange « proposé » par les Oankali n'est pas fait sous le sceau du libre-arbitre, en dépit de leurs dénégations. Car les Oankali contrôlent la totalité du terrain de jeu. Car les Oankali sont capables de lier les humains à eux-mêmes et de leur procurer aussi des plaisirs physique inédits. Car les Oankali ne donnent pas leur bienfaits (ils ont par exemple tué dans l’œuf un cancer naissant chez Lilith ou l'ont rendue plus forte et plus résistante), ils les troquent, d'un troc qui est impossible à refuser.
Que vaut un consentement obtenu hors de toute vraie autonomie de la volonté ? Quand l'un des contractants peut forcer l'autre partie à signer ou l'inciter à le faire par des moyens biochimiques.
C'est à ces questions et à ces dilemmes qu'est confrontée Lilith durant tout le roman. Questions et dilemmes qui vont aussi agiter les humains que Lilith réveillent sous la conduite des Oankali pour les entraîner à retourner et à survivre sur une Terre redevenue sauvage. Questions et dilemmes qui torturent la jeune femme elle-même, car si son projet est d'apprendre aux autres à survivre puis à fuir, rien ne dit qu'elle s'y résoudra elle-même tant les liens, en partie biochimiques, qu'elles tissent au fil du temps avec Nikanj, son ooloi, sont serrés et s'apparentent à un amour très fort. Mais qu'en est-il même de ces liens ? Quelle est leur part contingente et quelle est leur part manufacturée par les interventions génétiques de Nikanj ? Même si lui semble aimer Lilith autant qu'elle l'aime, peut-on aimer – au sens strict – une personne sur qui on a quasiment tout pouvoir ? Ou le croire signifie-t-il simplement qu'on est parvenu à se leurrer sur la question et à se dissimuler la réalité de sa propre domination ?
Alors que les humains survivants se déchirent dans le vaisseau entre ceux qui veulent céder, ceux qui le refusent, ceux qui doutent et ceux, majoritaires, qui suivent leur conjoint ou le groupe dominant du moment, on peut se demander si une échappatoire est possible ou si les ooloi savent depuis le début qu'ils auront presque toujours gain de cause ? Ici c'est la génétique qui parle et comment le libre arbitre peut-il aller contre la génétique ? Est-il même possible ? C'était la question de la sociobiologie ou, plus tard, de Dawkins.
L'autre question qui se pose à Lilith et aux survivants est celle du prix de la survie. Qu'est-on prêt à sacrifier pour survivre, individuellement ou collectivement ? Si on cesse d'être ce qu'on est, a-t-on vraiment survécu ou n'est-on plus que l'écho d'un souvenir ?
C'est tout pour ce premier tome qui est une longue exposition des enjeux.
Fine et intelligente comme toujours, Butler pose les questions, montre les contradictions, développe la complexité des sentiments et des positions. Elle illustre aussi ce qu'une « mission civilisatrice » ou de sauvetage peut avoir comme conséquence en terme de domination, mais comme toujours elle le fait avec subtilité : les premiers actes invasifs sans consentement (Butler annonçant les questions de consentement gynécologique) se produisent durant l'état inconscient de Lilith, pour son bien, sûrement avec l'intention de bien faire, et pas dans le secret ex-post. Comment reprocher à l'autre d'avoir supprimé un cancer ? Le faire est stupide d'un point de vue rationnel mais ne pas le faire est le premier pas vers l’acceptation de plus de défauts de consentement. Jusqu'où ?
Chez Butler les situations sont complexes et les réponses jamais linéaires, le tout dans une écriture limpide de simplicité. Ce roman en est une nouvelle illustration. Butler, en sociologue de l'Imaginaire, se pose ici dans la lignée de Le Guin ; elle y ajoute ses questionnements particuliers de descendante d'esclaves.
En postface, Fania Noël écrit qu'Octavia Butler est woke. Si tous les wokes étaient aussi fins, intelligents et subtils que Butler je signerais tout de suite. Hélas, on est loin du compte.
L'aube, Octavia Butler
Commentaires
Je le note néanmoins, merci !
Je me le suis procuré, j'en jugerai moi-même. Merci !