Juste quelques mots à propos d'un petit livre sur George Orwell, écrit par Stéphane Leménorel et publié par Le passager clandestin dans la collection Précurseurs de la décroissance.
Pauvre Orwell. Cité à tort et à travers sur les réseaux sociaux par des gens qui ne l'ont jamais lu et lui font dire à peu près tout et son contraire. Ce n'est pas le cas ici, Leménorel est un connaisseur de l'auteur britannique et son livre peut, imho, servir d'efficace introduction à la pensée de George Orwell.
Le livre s'ouvre sur une liste de repères biographiques suivie d'un court chapitre rédigé, biographique aussi, qui présente la vie d'Eric Blair, dit George Orwell, de son enfance en Birmanie à son statut ambigu en et hors élite anglaise, de la dèche qu'il connut volontairement au retrait sur l'île de Jura sans oublier l'écriture, la critique, le militantisme, la guerre d'Espagne et l'antitotalitarisme.
Puis trois parties : Le souci de la langue, La machine industrielle, Résister grâce à la vie ordinaire, suivies par une forme de conclusion et des extraits de textes d'Orwell.
La plus fascinante est sûrement celle sur le souci de la langue. Orwell y est présenté comme l'homme qui met en garde contre l’appauvrissement en marche de la langue et conséquemment celui de la pensée jusqu'à ce que plus aucune réflexion ni résistance ne soient possibles, faute de mots pour les exprimer ou même les penser. Car si la langue exprime la pensée, cette dernière n'est pas possible en l'absence de mots pour l'articuler. C'est moins un monde où on ne pourrait plus dire que craint Orwell qu'on monde où on ne pourrait plus penser faute de mots pour permettre l'existence même des concepts.
Langue appauvrie dans les totalitarismes bien sûr, du jargon-réflexe stalinien ou antifasciste (comme décrit dans son roman Un peu d'air frais) à la LTI nazie mais aussi, dans les Etats non totalitaires, langue affaiblie par les slogans, la propagande publicitaire, les stéréotypes, les expressions toutes faites, les métaphores d'où tout sens précis est absent : « Ce qui importe avant tout, c'est que le sens gouverne le choix des mots, et non l'inverse ». C'est le combat de toute sa vie, qu'il illustrera magnifiquement dans l'invention de la novlangue et le rétrécissement du lexique pratiqué dans 1984 par Symes et ses collègues éradicateurs de mots.
Suit une partie où Orwell exprime les risques que font peser sur la vie humaine dans son sens fort une mécanisation qui évolue inévitablement en machinisation. Pour lui, la déshumanisation industrielle qui promeut la discipline dans l'univers de la production et l'excès dans celui de la consommation, coupe doublement l'homme de ce qui le fait humain, asservit la nature et l'homme aussi à des processus qui n'ont pour seules références et justifications qu'eux-mêmes. A la standardisation des produits répond comme en miroir la standardisation des hommes et des pensées, tant il leur faut s'insérer sans solution de continuité dans les processus industriels et dans ceux de consommation et de loisirs.
Jacques Ellul – ou Herbert Marcuse sous un angle un peu différent – exprima sûrement de façon plus systématique cette préoccupation mais elle ne cessa jamais d'être au centre de la pensée d'Orwell.
Contre le productivisme et la technophilie aussi présents à gauche qu'à droite, Orwell ne cesse de rappeler la vie simple, la nature, les rapports entre celle-ci et celle-là. Il préconise de résister « grâce à la vie ordinaire ». Une forme de simplicité, une forme de solidarité, une forme de mesure, une forme d’attention à soi et aux autres, c'est cette « common decency » qu'Orwell dit trouver au sein du peuple même s'il n'est pas dupe des horreurs qu'on peut aussi y rencontrer. Orwell n'est pas dupe non plus de la difficulté qu'il y a à renoncer aux facilités qu'apporte la machine, et donc de la nécessité de faire un effort conscient sur soi pour viser cette vie ordinaire dans laquelle pourrait se matérialiser la « common decency » et dont tout le système de la machine nous détourne avec sa force d'évidence.
Se définissant comme anarchiste tory, Orwell se fait alors le chantre d'une résistance par le retrait hors du système de la marchandise et une attention renouvelée à la nature, seules à même de réparer une nature que la machine a endommagé. Une forme de retour vers l'initiale humanité.
La courte conclusion fait parfois un peu wishful thinking en trouvant des correspondances pour notre temps qui semblent parfois rapides. Mais c'est la règle dans ce type de très court essai, on le sait ou alors on s'est trompé de livre. Suivent cinquante pages d'extraits (passionnants) de textes d'Orwell ainsi qu'une courte bibliographie.
Celui qui connaît mal Orwell en saura beaucoup plus après avoir lu "George Orwell et la vie ordinaire". Celui qui le connaît se plongera encore une fois avec plaisir dans une pensée qui privilégia toujours la complexité du réel et rejeta slogans et esprit de meute. S'il y a une leçon à retenir d'Orwell, c'est sûrement celle-ci. Quand à « simplifier » la vie, sur ce point Leménorel a clairement raison, c'est devenu non seulement une condition nécessaire de la vie décente mais aujourd'hui une condition nécessaire de la vie tout court.
George Orwell et la vie ordinaire, Stéphane Leménorel
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