"Un an dans la ville-rue" est une novella de Paul Di Filippo, datée de 2002 et brillamment traduite par Pierre-Paul Durastanti. Elle paraît dans la jolie collection Une Heure-Lumière.
Diego Patchen est un écrivain de Cosmos-Fiction (l'équivalent local de notre SF). Il entretient une relation amoureuse avec la volcanique Volusia, voit régulièrement Zohar, son meilleur ami, s'occupe de son vieux père, malade et convaincu que les Bouledogues vont venir le chercher pour l'emmener dans l'au-delà. Car dans le monde de Diego, oui, des Bouledogues magiques emportent les pécheurs vers une déplaisante après-vie.
Le monde de Diego n'est constitué que d'une rue, incroyablement longue, l'Avenue. Diego, par exemple, habite le 10,394,850ème Bloc urbain, dans l'arrondissement de Vilgravier qui compte cent mille habitants répartis sur 100 Blocs et possède, comme chaque arrondissement, son propre maire.
Encadrant l'Avenue, le Fleuve d'un côté et les Voies de l'autre. Sur le Fleuve transitent des bateaux qui apportent à l’arrondissement les produits dont il a besoin, côté Voies des trains font de même. Au-delà du Fleuve et des Voies se trouvent Enfer et Paradis locaux, inaccessibles aux vivants, vers lesquels des psychopompes (Bouledogues et Femmes de pêcheur) emportent les défunts dès l'instant de leur mort – il n'y a pas de cimetière dans l'Avenue.
Sur les pas de Diego, tu visiteras, lecteur, un peu de cette surprenante ville-monde. Tu côtoieras diverses catégories sociales des trafiquants aux élites locales, tu arpenteras les soubassements (vivants !?!) de la ville, tu prendras un bout du métro qui dessert toute l'Avenue en un temps qu'on imagine infiniment long, tu deviendras intime avec son système binaire de soleils et son niveau technologique qui rappelle un peu d’étranges années 50.
Tu le feras en compagnie d'un homme et de ses émotions qui deviendront sans doute les tiennes : ambition littéraire, amour ébloui pour la larger than life Volusia, sens du devoir amical pour le déviant Zohar, inquiétude et agacement envers un père qui se voit voué à la damnation des Bouledogues, sans oublier les autres personnages haut en couleurs que fréquente Diego pendant les cent et quelques pages du texte. Une très belle balade comme on aimerait en faire plus souvent, au cœur de la vie, des joies et des problèmes de Diego.
D'autant que, par-delà, le dépaysement et le divertissement, aussi réels l'un que l'autre, la novella donne matière à réflexion – songe, lecteur, même une philosophe y intervient, c'est dire.
Créer un monde résolument weird (qui peut donc évoquer aujourd'hui Miéville et ses œuvres) amène Di Filippo, par l'entremise de Diego, à poser des questions sur l'origine de celui-ci, sur son fonctionnement économique qui semble globalisé (avec les ruptures d’approvisionnement que l'actualité illustre pour nous), sur sa technologie et ses possibilités d'évolution, sur la relativité culturelle qui fait que ceux des autres Blocs sont semblables mais aussi fondamentalement différents. D'autres questions aussi, plus métaphysiques, concernent le nature du monde, son origine (Y a t-il un Bloc zéro et qu'y trouve-t-on ?), sa finitude, la réalité et la définition du Bien et du Mal dans un monde où les psychopompes sont sans cesse visibles et où Enfer et Paradis ne font donc guère de doute.
Des questions qu'il pose mais auxquelles il ne répond pas – notre monde non plus n'est pas livré avec un mode d'emploi –, des questions qui apparaissent progressivement au fil des déambulations de Diego. Show, don't tell, néanmoins c'est dans les pensées de Diego autant que dans ses yeux que, lecteur, tu comprendras combien ce monde diffère du notre et combien les questions qu'il suscite sont nombreuses même pour ceux qui y vivent – comme nous avec le notre finalement. Dans ce monde autre, entier, cohérent en dépit de sa part de mystère, Di Filippo nous sert de guide. Car, ne nous y trompons pas, Diego est Di Filippo.
Auteur de CF, en butte à l'arrogance d'un auteur local de blanche, en conflit à bas bruit avec son éditeur sur la forme à donner à son œuvre, Diego a des idées de textes dans lesquels il décrirait un monde qui ressemblerait au notre, dans lequel notre monde serait l’Imaginaire du sien. Il suffit d'un pas de côté (Todorov) dans un sens ou dans l'autre pour que son monde soit le notre ou le notre le sien. C'est à un détour anthropologique (Balandier) que nous convie Di Filippo/Diego, plus fertile assurément que celui si limité que propose la blanche. Di Filippo/Diego en est convaincu, comme toi j'espère.
D'ailleurs, mise en abyme, Diego et ses proches vivent eux-mêmes ce détour lors d'un visite officielle dans un arrondissement situé à deux cent cinquante mille Blocs du leur soit deux semaines de bateau. Diego et toi, lecteur, même combat.
Il y a imho dans cette proximité étrange du monde de l'Avenue, dans cette uncanny valley sociale que parcourt le lecteur, plus de Vian jazzy et weird ou d'Howard Becker racontant aux universitaires le monde des jazzmen et des drogués que de Miéville ou de Burroughs. Le décalage est moins grand, la sensation est d'autant plus piquante. Car on sent qu'on connaît presque, qu'on comprend presque et de mieux en mieux, mais que certains éléments sont irréductiblement étrangers. On est alors, j'espère, amené à se remettre en tête pour notre monde même les questions que celui de Diego nous plante dans l'esprit. Et à le prendre donc pour moins impératif et plus discutable. C'est juste et bien réalisé. Que demander de plus ?
Un an dans la ville-rue, Paul Di Filippo
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