"When Things Get Dark" est une anthologie-hommage à Shirley Jackson, réalisée par Ellen Datlow. Elle rassemble des nouvelles d'Elizabeth Hand, de Laird Barron, de Stephen Graham Jones ou de Joyce Carol Oates entre autres. Le deal ici était de saisir l'esprit, l'essence même des textes de la grande dame de l’horreur psychologique décédée en 1965.
Loi du genre : tout n'est pas parfait ou d'égale qualité dans l'anthologie, et on s'y trouve plus ou moins loin – suivant les nouvelles – de l'essence (je reprends le terme) de Jackson. Particularisme ici : le pourcentage de texte faisant intervenir le surnaturel est, au doigt mouillé, supérieur à ce qu'il est dans l’œuvre de Jackson. Rien n'est néanmoins mauvais, et "When Things Get Dark" renferme même quelques pépites. Détails.
Funeral Birds, de Mary Rickert, est pile dans la cible. Quasi huis-clos entre deux femmes vivantes et une morte lors des funérailles de la défunte, elle instille un malaise intense tant on comprend que les non-dits y sont aussi voire plus importants que les paroles. A fortiori quand certains des actes et des sentiments sont peu ragoutants.
Petit groupe de femmes ici aussi, ambiance très rurale, For Sale by Owner, d'Elizabeth Hand, rappelle, dans un genre très différent, le magistral Summer People de Jackson. Mystérieux et pas complètement expliqué, le récit de Hand crée un sentiment d'attente inquiète qui le place aussi dans la liste des hommages réussis.
Autre tonalité chez Seanan McGuire qui rate complètement sa contribution imho. In the Deep Woods ; The Light is Different There, d'une écriture inutilement tortueuse et pompeuse (à l'opposé donc du style de Jackson), raconte une histoire horrifique d'ex-mari violent et de sauveur totem qui n'a pour elle que de se passer dans une de ces cabanes de lacs chères à Jackson. C'est une histoire d'horreur. Point. Et encore, une plutôt quelconque. Le reste autour n'est qu'inutiles fioritures.
Carmen Maria Machiado s'en sort un peu mieux avec A Hundred Miles and a Mile, un récit de souvenirs d'enfance, de mariage évité juste à temps et de conseils des femmes aux filles. Ni le texte le plus effrayant ni le plus dérangeant néanmoins, ce qui est gênant ici, et surtout une relation lesbienne explicite dont on peut douter qu'elle se serait trouvée dans un texte original de Jackson. Machiado devrait se souvenir que tout ne tourne pas autour du trouble dans le genre.
Retour au bon avec Quiet Dead Things, de Cassandra Khaw. Une histoire d'isolement rural (en fermant les yeux on s'y croirait dans Le Village de M. Night Shyamalan) et de cruauté interne à la communauté qui évoque fortement, malgré un déroulé très différent, le célébrissime The Lottery. Comme une réponse de Khaw à Jackson sous la forme des tribulations de deux petites villes qui n'auraient pas trouvé comment purger leurs sentiments négatifs. Très réussi.
Something like Living Creatures, de John Langan, trouble aussi son lecteur avec un récit dans lequel des sœurs dans un chalet isolé attendent que leur mère ait fini avec leur père. Convent familial, victime sacrificielle, Langan est dans le ton et il crée une ambiance à la Barbe Bleue dans laquelle ce n'est pas aux femmes d'avoir peur.
Money of the Dead, de Karen Heuler, est moins directement jacksonienne imho, mais elle parvient à instaurer un malaise en huis-clos encore une fois caractéristique de l'autrice défunte, avec une histoire où elle dit les regrets et les rancœurs inavouables que nous inspirent les morts. Bien faite.
Hag, qui évoque autant Stephen King que le Fog de Carpenter, raconte une histoire de dette de sang et de malédiction qui confronte deux ex-petites filles devenues des femmes. Jouant sur l'isolement insulaire, Benjamin Percy n'offre pas le plus jacksonien des textes mais il fait le boulot en terme d'angoisse. On est donc ici aussi en mode Karen Heuler, suffisamment là sans y être complètement.
Take me I'm Free est un texte de Joyce Carol Oates qui est impressionnant par sa maîtrise de l'essence jacksonienne. D'une incroyable cruauté, elle met de plus en scène un de ces maris-silhouettes qui ne gèrent pas le domestique même quand il s'y passe des horreurs véritables. Le tout en seulement quatre pages. Brillant. Brillant. Brillant.
A Trip to Paris, de Richard Kadrey, est une tentative de fuite hors d'un quotidien domestique devenu insupportable. Jusqu'au remord, à la folie, à l'expiation sacrificielle. Aidé par un zeste de surnaturel. Dans le ton, bien torché, un peu trop prévisible néanmoins.
The Party, de Paul Tremblay, réussit l'exploit d’inquiéter vraiment lors d'une soirée privée à thème Fin du monde, sans jamais révéler si la dite inquiétude est fondée. Très agréable à lire mais plus weird que strictement jacksonienne, elle met en vedette un couple de lesbiennes (voir remarque supra).
Refinery Road, de Stephen Graham Jones, est clairement du Stephen Graham Jones (ce qui est souvent appréciable) mais tout aussi clairement pas du Shirley Jackson. Dommage.
The Door in the Fence, de Jeffrey Ford, est aussi un étrange ajout au recueil. Récit de l'empowerment magique d’une veuve, jusqu'au délire, récit vu de l'extérieur par un témoin qui n'est pas le personnage principal, on s'y trouve dans une de ces petits villes que décrivait Jackson mais, imho, c'est à peu près tout.
Pear of Anguish, de Gemma Files et du nom d'un instrument de torture médiéval dont l'existence authentique n'est pas confirmée, est un récit qui met en scène le mal-être de deux jeunes filles, lié tant au regard des autres qu'à leur sexualité naissante. Jacksonienne sans doute, même si les deux protagonistes du récit sont plus jeunes qu'il n'était d'usage chez Jackson, elle entraîne pas à pas son lecteur vers une issue qu'on ne peut envisager autrement que tragique. Magie, fée, sang, sexe, tout se tient dans cette très bonne histoire.
Special Meal, de Josh Malerman, et sa société dystopique font plus penser à un récit d'anticipation des années 50 tel que L'examen, de Richard Matheson, qu'à un texte de Jackson. Il ne suffit pas que le personne principal soit une fille pour être dans la cible. Agréable quand même mais prévisible si on a lu le texte sus-cité.
Sooner or later your wife will drive home, de Genevieve Valentine, est un récit patchwork qui dit longuement l'infériorisation des femmes et les violences qu'elles peuvent subir, dans le cadre domestique comme en dehors de celui-ci. Jacksonienne de ce point de vue, ce texte a tiré son titre d'une vieille pub Volkswagen sexiste pour la Coccinelle.
Tiptoes, de Laird Barron, est un récit de terreur domestique très dérangeant dont le héros n'est pas féminin, mais qu'importe. Centré autour d'un père prédateur, il dit parfaitement le risque qui vit à l'intérieur même du foyer, les masques qui cachent la violence contenue, et les inévitables explosions meurtrières quand celle-ci se libère. Très réussi par sa progression lente, et réalisée comme à regret, vers l'évidence de la brutalité, c'est encore un beau boulot du grand Laird Barron.
Skinder's Veil, de Kelly Link, est un récit un peu surréaliste de maison isolée dans la nature, de magie et de mort, vu à travers les yeux d'un thésard en pleine procrastination. Très sympa à lire, comme un conte. Peut-être pas très jacksonienne.
18 textes globalement bons donc malgré des nuances (McGuire mis à part peut-être). 18 textes dont une part non négligeable a capté tout ou partie de l'essence de Jackson, avec une mention très spéciale pour celui de Joyce Carol Oates qui est littéralement parfait.
When Things Get Dark, anthologie par Ellen Datlow
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