Mortagne, mille deux-cent dix neuf habitants. A Mortagne vit Martial, et Martial vient de faire un carnage. Comme il le dit lui-même : « Ils ne tiennent pas à ce que je me foute en l'air. Mais n'importe comment, il y a toujours une moyen. Le plus pratique aurait été avec le fusil que j'ai utilisé pour dégommer tout le monde. J'avais d'ailleurs prévu de conserver deux cartouches pour ma pomme. Sauf que, j'ai dû me laisser gagner par l'euphorie, je les ai toutes tirées ».
A Mortagne, mille deux-cent dix neuf habitants, on travaille au château viticole ou à la scierie. C'est tout. Et quand on travaille d'un côté on aime pas ceux de l'autre côté – régulièrement on se bat entre gouapes d'un camp et gouapes de l'autre. C'est comme ça, si enkysté que ça pourrait être congénital.
Congénital aussi l'emploi, on est vigne ou scierie de génération en génération.
Congénital enfin la chasse. A Mortagne, mille deux-cent dix neuf habitants, tout le monde chasse. On a même un dicton, qui illustre le sens de l'honneur viriliste de la populace autochtone : « Je suis né chasseur, je mourrai pas gibier ».
A Mortagne, mille deux-cent dix neuf habitants, on est dans la France des prolos ruraux, des cloche-merles violents, des bas du front fiers de l'être et de le rester. On est sexistes, homophobes, fermés à toute nouveauté, confits dans l'huile d'habitudes qui empêchent toute mobilité tant sociale que géographique, violents à l'occasion – il faut ce qu'il faut, on n'est pas des pédés !
Et tout ça, Martial ne le supporte pas, de moins en moins, plus du tout. Voilà pourquoi il a choisi le CAP mécanique en internat hors de la bourgade. Voilà aussi pourquoi il a développé une étrange relation d'amitié muette avec Terence, le neuneu, l'idiot du village, le paria auquel personne ne parle et que personne n'invite, même pas aux mariages. Terence qui devient, sans l'avoir provoqué, un bouc émissaire girardien sur le dos duquel vont se réconcilier Arnaud, le frère de Martial, et Fredo, le contremaître violent de la scierie Listrac, cette entreprise qui, si elle assure le revenu de la moitié de la population – dont la famille de Martial – en tue aussi une bonne partie à cause du cancer des poussières de bois.
Terence, bouc émissaire, non pas une fois mais deux, dans la semaine précédant le mariage d'Arnaud. Un mariage où famille et amis seront là et où la rage de Martial, tous vaisseaux brulés, va exploser dans une catharsis meurtrière.
Sorti en 2009, cet album d'Alfred et Meunier est l'adaptation du roman éponyme de Guillaume Guéraud, un polar noir mâtiné de critique sociale particulièrement réussi. L'adaptation est de la même eau et de la même qualité.
Alors même qu'on sait dès la première page comment tout ça va se terminer, la tension s'installe et monte rapidement, description d'un engrenage inexorable qui conduit de la frustration et du dégoût à la rage et à la folie meurtrière, quand plus rien n'a de sens si ce n'est la destruction de toute la laideur dont on est environné – et peu importe les conséquences ou les dommages collatéraux.
En une centaine de pages Alfred instille chez son lecteur le même dégoût que celui que ressent Martial, jusqu'à rendre Martial et son geste presque excusables et en tout cas compréhensibles – même si la toute fin montre que la colère est mauvaise conseillère et que Martial lui-même a involontairement engendré une victime sacrificielle.
Les dessins d'Alfred, qui rappellent le trait de Wozniak, expriment l'importance de se concentrer sur ce qui est montré plus que sur la façon dont c'est montré. Ce qui compte ici est ce qui se passe, le graphisme doit s'effacer et aller à l'essentiel.
L'ensemble est aussi captivant que choquant. A lire.
Je mourrai pas gibier, Alfred, Meunier
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