Cole Turner est un agent du FBI spécialisé dans l'analyse des mouvements d'extrême-droite américains et des complotistes de tous poils (souvent les mêmes). Spectateur professionnel discret à une convention de platistes, il y est invité (le genre d'invitation qu'on ne peut pas refuser) à accompagner deux milliardaires, connus comme financiers de cette mouvance, pour un voyage en jet privé qui emmène Cole, les deux tycoons, et leurs invités – parmi lesquels une très étrange femme en robe rouge et lunettes noires – « tout au bout du monde », sur les lieux d'une révélation proprement incroyable. Dans ce « bout du monde », tout le groupe est tué par un mystérieux assaillant armé d'un fusil d'assaut, hormis Cole qui est enlevé et « escorté » jusqu'au sous-sol de la Bibliothèque du Congrès.
Il vient d'être « braconné » par une organisation gouvernementale secrète nommée The Department of Truth qui l'a, de fait, recruté. Cole y découvre que la vérité est un champ de bataille, et qu'il vient d'intégrer l'une des deux armées qui s'y affrontent.
The Department of Truth (idem en français chez Urban) est une série de Tynion, Simmonds, Bidikar. Il met en scène une entité, bien plus secrète que le bureau des X-Files de Mulder et Scully, qui lutte pied à pied contre théories du complot, désinformation et vérités alternatives. Avec ce pitch on peut écrire une bonne histoire d’espionnage ou une histoire secrète convaincante
(le comic s'ouvre sur le 22/11/63, c'est tout dire). Mais ici il y a plus.
Passant une par une en revue toutes les théories du complot des années récentes, de Kennedy à l'alunissage de Kubrick en passant par le
pizzagate ou Obama le Kényan, le récit dévoile à un Cole éberlué que toutes sont liées par une logique interne et une volonté constante.
Il lui montre surtout que la réalité est fluctuante
(décidément, cette thématique me poursuit ici et là). Si assez de gens croient à une théorie celle-ci finit par se matérialiser dans le réel, et, à l'extrême, pourrait le remplacer par une « vérité alternative », comme les appelait Trump. Si cette dernière hypothèse n'est vraie dans notre monde que de façon performative et c'est déjà beaucoup
(voir l'élection jamais perdue de Trump et ses effets dans la politique US actuelle), dans celui du comic le réel observable voit s'incarner physiquement les théories, leurs monstres, leurs films d'alunissage, leurs satanistes pédophiles. Sous les yeux de citoyens crédules dansent les croquemitaines inventés par des esprits pervers décidés à changer le monde pour le contrôler, dans leurs esprits circulent des histoires transportées par les réseaux sociaux et relayées par des médias qui ne peuvent s'empêcher de faire circuler « l'information » même lorsqu'elle est évidemment néfaste.
Voilà pourquoi il est capital de lutter pied à pied contre le conspirationnisme et de tuer les théories dans l’œuf avant qu'elles ne puissent se propager. Voilà ce que fait The Department of Truth, n'hésitant pas même à casser des œufs humains pour sauver l'omelette de la vérité. Car face à l'organisation l'opposition est forte et décidée.
L'enjeu est énorme. Les manipulations scandaleuses. La tension extrême. D'autant que Cole a ses propres démons fantasmatiques à combattre et que les buts exacts du Department of Truth sont peut-être moins clairs qu'il n'y paraît. Mais, en payant le prix du sang pour l'agence, l'ex-agent du FBI a brûlé ses vaisseaux. Il ne lui reste qu'à aller de l'avant, qu'à regarder dans l'abîme en sachant bien que l'abîme finira par regarder en lui.
"The End of the World" est le premier TPB de la série Department of Truth. Récit tout de tension, de révélations et de nervosité, il est pour l'instant plus centré sur l’histoire que sur les personnages, secrets et discrets naturellement même si on pressent un fond important à Cole. Il rappelle en cela les premiers X-Files – avant que Mulder et Scully deviennent des stars.
Le récit est servi par un graphisme déchaîne de Martin Simmonds. Les images sont sombres, parcourues parfois d’éclairs de couleurs assassins, les traits sont souvent imprécis, les encrages ne sont pas alignés avec les couleurs. Et pour la couleur, elle est amenée à grands coups de brosses sans aucun à-plat, avec gouttes qui dégoulinent, amples washes et/ou grattage sur la feuille. Combiné au lettrage de Bidikar, le tout crée une ambiance d'irréalité, de décalage constant, d'incertitude sur la réalité perçue par les sens, de monde derrière le monde. C'est très réussi (mais pourra déconcerter, la couv est un bon exemple du style de l'album).
A lire. Tome 2 déjà commandé.
The Department of Truth, t1, The End of the World, Tynion, Simmonds, Bidikar
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