The Butcher of the Forest - Premee Mohamed

Il y a des années de ça, quelqu'un disait dans une interview : « Les Blancs nous emmerdent avec leurs problèmes » . C'était Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino – je ne sais plus lequel – et il parlait, si mes souvenirs sont bons, des clips de Talking Heads ou de Laurie Anderson. Tu vois, lecteur, que je source avec grande qualité cette brève chronique. Que celle de ces deux personnes qui s'est vraiment exprimé sache que, dorénavant, c’est à peu près tout le monde qui nous emmerde avec ses problèmes. Démarrer ainsi la chronique de The Butcher of the Forest , novella fantastique de Premee Mohamed, te permet de subodorer, sagace lecteur, que je ne l'ai pas vraiment appréciée. Détaillons un peu plus. Temps et lieu indéterminé. Espace-temps des contes. Veris est une femme d'une quarantaine d'années qui vit dans un petit village, au cœur d'une région conquise par un tyran (oui, c'est son seul nom dans le texte) après une guerre et des massacres innommabl...

Dexter Palmer - Mary Toft ou La reine des lapins


En 1726, dans la petite ville de Godalming, Mary Toft, une paysanne quelconque du cru, « accouche » d'un lapin (plus précisément de morceaux de lapins en partie déchiquetés, tête, boyaux, pattes). Cette mise bas « miraculeuse » se produit sous les yeux du docteur John Howard, appelé à son chevet par Joshua, le mari de Mary. Miracle ? Supercherie ? Howard, un homme sage et pondéré, loin d'être idiot ou crédule, ne décèle rien d'anormal, même si l'étrange événement se produit peu de mois après une fausse couche et que, de surcroît, Joshua affirme n'avoir pas « connu » sa femme depuis.

Troublé au plus profond de ses croyances mais aussi de ses certitudes médicales, John se plonge dans le déni. Un déni d'où le sortira une nouvelle « naissance », quelques jours plus tard, puis d'autres et d'autres encore. Il communique alors l'information à des confrères de Londres, plus sages. De là commence un tourbillon – qu'on dirait aujourd’hui médiatique – provoquant la venue d'un puis deux puis trois médecins réputés de la capitale, mandatés par le roi Georges pour éclaircir l'étrange affaire, puis le départ de tout ce monde (couple « miraculeux, médecins et apprentis) pour Londres, un centre du monde où devra se résoudre, d'une façon ou d'une autre, l'étrange affaire des lapins de Mary Toft.


Avec "Mary Toft ou La Reine des lapins", Dexter Palmer propose au lecteur un livre plaisant, à l'écriture élégante, qui l'entraîne, au fil d'une histoire authentique mais romancée, dans un XVIIIe siècle anglais hésitant encore à basculer entre religion et Raison, tradition et modernité.

Religion et Raison : 

Howard est un croyant qui n'hésite jamais à invoquer le nom de Dieu mais comme tout homme éduqué de son temps il lit aussi (essaie de lire) L'essai sur l'entendement humain de Locke, un texte fondateur de l'empirisme ; il se pique d'idées qui se répandent et vont changer le monde. L'apprenti d'Howard, Zachary, symbolise ce changement. Fils du pasteur local, il tourne le dos à la prêtrise pour devenir médecin en usant des nouvelles techniques médicales que l'augmentation de la connaissance met à disposition des praticiens en même temps qu'elle rend le vénérable Galien ridicule.

Tradition et modernité :

Une Angleterre à l'orée de la Révolution Industrielle, dans laquelle certaines activités, notamment textiles, commencent à partir à l'étranger, entraînant un appauvrissement relatif dans les zones rurales et un enrichissement de Londres, cœur du commerce battant. Un roi « allemand » peu apprécié et souvent considéré comme un idiot ou un indifférent.


Dans ce monde en transition, Palmer place des personnages finement développés, qu'il s'agisse de John Howard et de son apprenti, des trois médecins londoniens (Cyriacus Ahlers, Nathanael Saint André et Richard Manningham, des personnages historiques bien campés dans la même position sociale mais tous différents néanmoins), ou des femmes fortes que propose le roman, Alice Howard, la radieuse femme de John, ou Anne Fox, la fille cynique du montreur de monstres. Tous ont une voix, une allure, une singularité.


Si ce monde entre-deux a gagné en connaissances, il n'a guère progressé en humanité : médecins comme bonnes gens, on est ici dans un récit qui peut évoquer le vie de Joseph Merrick.

Le monde de Mary Toft est socialement dur envers les pauvres, considérés comme tout juste humains, au niveau de vie bien faible et soumis pour certains au contrôle social qu'imposent les « Poor laws » élisabéthaines. Dur envers les femmes, vues comme des matrices voulues par Dieu, des espaces vides destinés à être « pénétrés, envahis, farcis, jusqu'à l'explosion ». Dur envers les monstres, ces handicapés lourds qu'on exhibe dans des foires pour le plaisir teinté d'effroi des bonnes gens. Dur envers les patients – et encore plus envers les patientes –, corps soumis à toute les analyses et à toutes les manipulations par des médecins qui forment une élite intellectuelle que nul n'osera contester.

Et que dire de certains nobles et de leurs plaisirs ? Des plaisirs pervers et révoltants qui peuvent aller jusqu'à acheter un peu de l'humanité d'un gueux pour s'en procurer ainsi un surcroît. Sont-ils plus ou moins contestables que les regards d'annulation que tous les porteurs de sang bleu posent sur le reste d'une humanité avec laquelle ils sont forcés de cohabiter sans penser une seule seconde en être partie ?

Et s'il semble à un moment du roman que la foi – même absurde – peut être une force révolutionnaire, elle est, dans sa jeunesse, trop fragile pour résister à une épreuve de vérité. Pour que « par ce signe tu vainques » encore faut-il un signe non équivoque.


Par-delà la description d'un monde maintenant disparu, Palmer pose d'intéressantes questions sur la vérité comme consensus qui rappellent la définition que Gibson donnait de la Matrice comme « hallucination consensuelle », quand lui fait dire à Howard « la vérité est affaire d'assentiment commun ».

Un fait est vrai si quelqu'un y croit. Il est d'autant plus vrai que beaucoup y croient. Un convaincu est susceptible de convaincre un incrédule. Beaucoup de convaincus convaincront beaucoup d'incrédules. Beaucoup de convaincus sont par définition des fascistes potentiels capables d'annihiler ceux qui remettent en doute leur conviction : de l'Inquisition au Goulag en passant par le conte du Roi et des trois imposteurs (une autre version des Habits neufs de l'empereur), les exemples sont légion. C'est ainsi que se développent religions ou idéologies. C'est ainsi que peuvent naître et prospérer complotisme et faits alternatifs.

Et ici l'enfer n'est pas seulement les autres qui nous dupent.  Tout individu se dupe aussi lui-même, devenant alors sa propre dupe.

Car s'il y a sans doute une réalité objective de la matière (avant la théorie quantique du moins), y a-t-il une réalité objective des faits ? Combien de fois l'individu décide-t-il d’interpréter ses perceptions de sorte à obtenir une description des faits conformes à ses intérêts ou à son altruisme, alors qu'il aurait pu aussi en donner une toute autre interprétation ? Combien de fois souhaitons-nous être dupés pour échapper à une réalité attristante ou embellir une morne existence ? Nul n'est plus complaisant qu'envers lui-même.

Le regard amoureux n'est rien d'autre ; Zachary, comme tant d'autres avant lui, découvre à la fin du roman qu'il est capable – comme tout un chacun – de cette auto-manipulation qui lui fait voir le monde plus beau qu'il n'est, ou du moins plus acceptable. Le complotisme ne fonctionne pas autrement.

Ici, Palmer passe l'empirisme de Locke – basé sur les sens et la perception – au prisme de la rationalité et du doute méthodique cartésien, seuls à même permet de filtrer les perceptions et d'en fournir des interprétations conformes à la réalité objective, lorsqu'une telle chose existe.


Histoire, merveilles et fines réflexions sont offertes par Palmer au lecteur dans un style d'époque qui ne fait pas ampoulé. Il sait rendre humains ses personnages, révoltantes parfois ou drôle à d'autres moments ses situations. Il donne, comme de juste, très peu la parole à Mary, bien peu à Joshua, et beaucoup à Zachary qui est ici le vaisseau transitionnel entre deux époques et deux façons de voir le monde. Il entraîne avec délectation son lecteur dans une folle sarabande qu'on imagine illustrée à l'eau-forte.


Mary Toft ou La Reine des lapins, Dexter Palmer, trad. Anne-Sylvie Homassel

L'avis de Feyd Rautha et de Weirdaholic

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