"Leviathan Falls", neuvième et dernier épisode de la série The Expanse, 10 ans après la sortie de Leviathan Wakes. Le voyage fut long, il fut beau aussi. Quelques impressions sur ce dernier tome, en essayant de ne pas trop spoiler, ce qui conduit toujours à des chroniques en eau-forte.
L'univers dévoilé par les Portes est toujours soumis à la menace terrifiante que représentent les entités ennemies qui ont annihilé il y a des éons les Bâtisseurs, en dépit de l'incroyable puissance de ceux-ci. Les attaques gagnent en puissance et en fréquence jusqu'à provoquer de graves dommages dans certains des 1300 systèmes colonisés par les humains.
Face à des « êtres » dont l'humanité ne connaît ni la forme, ni les moyens d'action, ni les motivations, il est difficile de ne pas croire que l'Histoire va se répéter et que le destin fatal que connurent les Bâtisseurs est promis à court terme à la toute jeune diaspora humaine. Face à l'inéluctable se dressent Elvi Okoye – la scientifique laconienne qui cherche désespérément à communiquer avec une base de données bâtisseuse au prix de l'oubli de toute règle éthique et de sa propre santé – et Winston Duarte, convaincu – jusqu'à la folie – qu'il détient une solution qui sauvera l'humanité comme espèce.
Face à eux ou avec eux – les rapports entre Okoye et Naomi Nagata étant assez proches pour pouvoir être qualifiés de trahison – l'Underground est toujours dans une résistance à l'empire laconien dont on se dit qu'elle est peut-être maintenant futile car la question n'est plus de savoir qui gouvernera Rome mais s'il y aura encore une Rome à gouverner.
Au cœur des événements, le Rocinante a retrouvé son équipage d'origine, même s'ils ont bien changé depuis le premier tome. Et c'est encore à celui-ci – et singulièrement à James Holden – qu'il reviendra de maintenir l'espoir et peut-être de renverser à temps la table.
Comme ses prédécesseurs, "Leviathan Falls" est un roman d'action de haut vol tiré par ses personnages et leurs interactions, leurs doutes, leurs questionnements, l'amour qui les lie aussi. Crépusculaire, il signe la fin d'une époque et la fin d'une famille. L'équipage du Rocinante, qui accompagne le lecteur depuis le premier tome et sans lequel les événements prodigieux de la série ne se seraient pas produits, est de nouveau au complet. Mais, et ceci depuis le début de la troisième trilogie, c'est d'un équipage vieilli qu'il s'agit. Des femmes et des hommes transformés par les épreuves, le temps, la vie simplement, qui ont tissé au fil des décennies un lien indéfectible entre eux, presque aussi fort que celui qui relie entre eux les membres d'une même famille.
Plus encore que l'âge et la fatigue, les quatre du Rocinante ont payé le prix très lourd de la guerre démarrée avec la découverte de la protomolécule. Holden, gardé captif et torturé des années durant sur Laconia, est un homme usé, craintif parfois, jamais vraiment revenu à lui, qui n'a plus l'enthousiasme juvénile des débuts – il le retrouvera à la toute fin. Nagata – leader politique de l'Underground – est devenue une géostratège qui décide pour d'autres, y compris sur des questions de vie ou de mort, et peut envoyer à sa perte un agent ou un vaisseau si elle considère que cela est nécessaire dans le schéma d'ensemble. Kamal est un homme âgé qui a le sentiment d'avoir manqué à son fils et se trouve bouleversé quand il apprend que ce dernier va être père, loin si loin de lui. Amos, enfin, n'est plus tout à fait Amos depuis qu'il est allé To Hell and Back dans le tome précédent – est-il même encore tout à fait humain ? Même le Roci a vieilli, et a-t-il encore seulement une raison d'être ?
Avec les vivants – et ce qu'il leur reste de force et de volonté – « volent » aussi les morts. Clarissa Mao, Bobby Draper, Chrisjen Avasarala, Joe Miller, entre autres. Tous ont payé de leur vie l'apparition de la protomolécule ou ont usé toute leur vie à la combattre.
C'est donc une ambiance crépusculaire qui habite le roman. Crépusculaire car les héros sont fatigués, crépusculaire aussi car c'est à l'extinction prochaine de l'humanité qu'on s'attend, une extinction à laquelle on tente de s'opposer sans vraiment croire que ce sera possible tant la menace est aussi énorme qu'incompréhensible.
Il y a certes, néanmoins, des personnages convaincus que ce qu'ils font est utile et nécessaire. Un Winston Duarte fou et transformé – qui dit réaliser qu'il avait rêvé trop petit – parti pour une destination inconnue afin de « sauver » l'espèce humaine. Une Elvi Okoye prête à sacrifier sa santé et son éthique pour parvenir à comprendre ce qu'étaient les Batisseurs et ce qui leur est arrivé. Une Colonel Tanaka, soldate d'élite lancée à la recherche de Duarte, qui trimballe avec elle une vie entière de rage et de regrets qui la pousse à chercher toujours la domination et la rend instable en situation de confrontation, à la limite de la psychopathie. Une Teresa Duarte qui s'adapte difficilement à sa nouvelle vie de fuyarde et que la disparition de son père bouleverse et motive à la fois. Une Cara – éternelle enfant, Claudia de l'espace – qui risque sa vie et son intégrité pour soutirer aux mânes des Bâtisseurs d'indispensables connaissances.
Alors, oui, alors que la trame même de la réalité physique se déchire, une solution existe peut-être. Mais le prix à payer est parfaitement insupportable. A moins qu'un sacrifice, à l'ultime minute, permette de l'éviter. Si quelqu'un parvient à s'extraire assez longtemps de la folie du moment pour se souvenir un instant de ce que signifie être humain.
Et on notera avec plaisir que la fin est à la fois compréhensible, « crédible » et émouvante, alors que dans ce genre de romans dans lesquel les enjeux et les moyens sont incommensurables les résolutions semblent parfois parfaitement anticlimatiques ou absurdes ou les deux. Ce qui n'empêche pas tant Batisseurs qu'Ennemis de garder une très grande part de mystère, certaines étrangetés n'étant pas accessibles à l'homme. La balance des contraintes narratives est parfaite imho.
James SA Corey, l'entité bicéphale auteur de toute la série, a appris de GRRM la nécessité d'aller du micro vers le macro, d'un vaisseau – le Scopuli – attaqué sans raison à un risque mortel pour toute l'humanité en passant par la plus grande guerre que celle-ci ait jamais connue. Le récit entraîne alors le lecteur comme une avalanche dont il ne peut plus s'extraire jusqu'à ce qu'elle s'arrête.
Il a aussi appris la nécessité de tuer des personnages, même des personnages principaux. Pas de red shirts ici, le cimetière que j'ai rempli plus haut contient bien plus de corps que je n'en ai cités.
Il a enfin appris la nécessité d'employer l'héroïsme, le courage de se dresser contre des probabilités adverses non parce qu'on pense réussir mais parce que tout simplement on sait devoir le faire, comme moteur de son récit et de ses résolutions.
De Tolkien, Corey a réussi à reproduire le sentiment de tristesse qui habite les personnages – et le lecteur – quand l'aventure est terminée et que la Compagnie – ce qu'il en reste – se sépare, sans doute pour toujours, en route pour l'oubli d'abord et la mort ensuite.
Car l'aventure se termine – même si on comprend que l'humanité aura encore à faire. Elle s'achève dans une forme particulière de gloire qu'accompagnent les bien plus banales larmes, des larmes humaines et intenses comme le fut toute cette épopée.
Post coitum animal triste.
Et moi, lecteur, citant le grand Charles je te dirai « En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu’à la mort ; et c’est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit : « Enfin ! » je ne pus crier que : « Déjà ! »
Leviathan Falls, James SA Corey
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