Novembre 1924. La jeune institutrice Renée Manadier est dans le train pour Paris ; là-bas, elle espère trouver un nouveau poste. Elle y échange quelques mots avec Georges Moinel, un jeune homme qui, lui, rêve de devenir l'un de ces artistes que la capitale vénère car ils lui donnent son lustre international. Rien que de très banal.
Sauf que si on a lu la page 11, qui ouvre le roman et précède directement ce chapitre, on y a appris qu'un courtier ruiné s'était suicidé un an avant en enfilant une ceinture de cavorite qui le propulsa jusqu'à la stratosphère vers une mort aussi glaciale que certaine. On sait donc où on est : dans un hommage au merveilleux scientifique que Laurent Genefort a placé dans le Paris alternatif d'un monde alternatif avant d’entraîner son lecteur vers une planète rouge qui doit beaucoup à l'Imaginaire de l'époque.
Si l'on en croit L’abrégé de Cavorologie fourni gracieusement avec le magnum opus, la cavorite est un élément chimique découvert par hasard en 1895 par le britannique George H. Cavor. Antigravifique par la grâce d'un rayonnement kappa qui s'oppose aux effets de la pesanteur, la cavorite – en ses différents alliages métallurgiques – a permis de développer toute une industrie. Extraction, transformation, utilisations plus innovantes les unes que les autres, dans le bâtiment notamment ou les transports. Voitures et métros volants, paquebots spatiaux, bâtiments improbables de hauteur ou de fantaisies architecturales, la cavorite, en annulant la gravité, donne enfin au monde la légèreté dont il ignorait qu'il rêvait. C'est une révolution, comme le couple pétrole/moteur à explosion mais en beaucoup mieux, l'une de ces innovations radicales dont Schumpeter expliqua qu'elles engendraient des destructions créatrices majeures, sources de croissance, de progrès et d'enrichissement. Songes-y, lecteur, la France a même commencé à coloniser Mars et Vénus.
On peut alors dire que si les trois pères du soupçon que furent Marx, Nietzsche et Freud entraînèrent (avec quelques scientifiques et ingénieurs) notre monde dans une modernité parfois inquiétante, la cavorite de Genefort le fit passer sans transition à une ultramodernité qui en pousse au bout les excès et les dérives.
Car si le monde cavorié, longuement et superbement décrit par l'auteur, est délectable à l’œil, s'il s'y produit quotidiennement des merveilles dont nous sommes nous-mêmes largement incapables, si, donc, il enchante, c'est néanmoins du monde du début du XXe siècle dont nous parlons. Un monde d'inégalités colossales (sans commune mesure avec celles que nous connaissons), une société de classes qui est encore largement une société d'ordres, où cohabitent politiciens intouchables, anciennes ou actuelles nobilités, espions et demi-mondaines. On y trouve aussi des artistes, groupés en mouvements furieusement antagonistes, qui rêvent tous d'apporter sens et Weltanschauung à l'humanité. Enfin, s'y opposent physiquement fascistes, anarchistes, communistes, nationalistes, dans un joyeux bordel politique sur lequel les notables de la III République – répartis entre Bloc des droites et Bloc des gauches – tentent de surnager en conservant leurs positions et privilèges sans perdre de vue la « mission civilisatrice » de la France.
Poursuivons en disant que la Grande Guerre n'a pas eu lieu – remplacée par un conflit d'un an en 1912 (ce qui rend l'hypothèse Mussolini un peu étrange dans le roman) – et la Révolution bolchevique non plus, même si le tsar, après quelques péripéties et convulsions, a été définitivement renversé par une alliance incluant les mencheviks et jusqu'à Trotsky. L'équilibre des puissances est maintenant le fait de traités dont l'essentiel du fond consiste à partager des droits sur les très rares gisements de cavorite.
Terminons en signalant, c'est le cœur géographique de l'intrigue, que la France s'est piquée d'avoir créé une colonie martienne – loin d'être florissante, mais quand il s'agissait de brandir l'étendard les Etats de l'époque ne reculaient devant rien. Et que, c'est le cœur logique de l'intrigue, que Marie Curie venait de prouver que la demi-vie du cavorium (l'élément) n'était que de 20 ans ce qui, avec la grande rareté de la cavorite, avait plongé le monde dans une très grave crise économique, qui « duplique » celle de 29, car tous savaient alors que le carburant de la croissance était aussi rare que volatil. Trouver de la cavorite devint alors une obsession, un omniprésent non-dit qui occupait les têtes de tous les puissants.
Si Genefort emprunte la cavorite à HG Wells et ses martiens – les Erloors – à Gustave le Rouge, il ne perd pas pour autant de vue les sillons qu'il trace d'habitude. C'est de colonialisme, de xénophobie et de crimes contre l'humanité qu'il parle, comme dans de nombreux passages d'Omale, dans Les chants de Felya, ou la nouvelle Ethfrag. Créant un personnage glaçant de scientifique eugéniste et lumbrosien qui rappelle par son efficience amorale le Rudolf Lang de La mort est mon métier, il lui oppose un vieux commissaire prêt à risquer sa vie pour faire éclater le scandale qu'il pressent et une journaliste scientifique qui s'émancipe d'un mariage ennuyeux en retrouvant, au péril de sa vie, l’excitation du terrain.
A côté de ces acteurs antagonistes d'une crime monstrueux, et alors que les Erloors, considérés comme des sauvages sont exhibés dans des zoos humains sur Terre à côté « d'indigènes hottentots », dans les mêmes conditions sordides et avec les mêmes justifications racialistes, la bienveillante Renée recueille un Erloor, le soigne, le ramène avec elle – à grands efforts – sur Mars, et décide d'enseigner aux enfants Erloors afin qu'eux aussi aient accès à la culture (dominante ?) et soient, peut-être, peu à peu considérés comme des égaux (dans une République qui en a fait une valeur à géométrie variable) par une humanité certaine de sa supériorité sur ces autochtones pré-industriels.
Quant à Georges, l'occasion de visiter la nébuleuse anarchiste, il est l'objet d'une manipulation et participe à un dangereux cambriolage qui révèle tractations secrètes et prévarications. Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume de la cavorite !
"Les temps ultramodernes" est un roman qui se lit d'une traite, pour l'action trépidante et les mystères qui y sont peu à peu révélés. Il transpose de façon vraiment plaisante le monde de l'époque, avec ses scientifiques célèbres et ses artistes (même si les plus illustres ne sont que backstage), ses réalisations techniques et ses lubies ascientifiques, pour en faire le cadre d'une scandaleuse enquête – une vraie réussite de feuilletoniste à la Gaston Leroux. Il est aussi un vrai plaisir pour les yeux de l'imagination, décrivant avec force détails un monde merveilleux dans lequel le rêve des voitures volantes et des paquebots spatiaux (bien plus confortables que le boulet du Gun Club) est devenu réalité.
Mais l'humain est l'humain, et ni cavorite ni lévitation n'empêchent les inégalités de perdurer, le racialisme de justifier les pires spoliations, les puissants d'abuser parfois de leur puissance. Business as usual. Un monde qui n'a pas connu les tranchées de Verdun crut peut-être que le progrès technique était synonyme de progrès humain. Il se trompait.
En dépit de toutes ses qualités, le roman souffre imho de deux défauts.
D'une part, son message politique, surtout quand les anarchistes sont sous le feu des projecteurs, a la légèreté d'une charge d'éléphant. On devrait pouvoir faire avec un peu moins de lyrisme.
D'autre part, il y a une impression de rush sur la fin – mais aussi tout du long – qui laisse sur la langue un léger goût d'inachevé. Bien sûr les fils sont noués, mais les épreuves à franchir pour aller vers la vérité semblent toujours surmontées trop facilement, comme dans une démonstration de la force de la volonté qui s'amplifie d'autant plus qu'on approche de la fin du roman. Le tout donne l'impression d'être la version courte d'une œuvre dont existerait une version longue encore à publier. C'est dommage sans être rédhibitoire.
Les temps ultramodernes, Laurent Genefort
L'avis de Feyd Rautha
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