Deux ans après le somptueux Dracula de George Bess, j'attaque le "Frankenstein" du même, avec un intérêt tout particulier tant j'aime ce roman que j'ai relu de nombreuses fois et dont j'ai déjà parcouru maintes adaptations. Premier vrai roman de SF peut-être, avertissement sans fard contre l'hybris humain et les excès d'une science que ne guide aucune morale, l’œuvre, ébauchée en une nuit de 1816, est un cri d'alarme lancé au monde et une réflexion aiguë sur la solitude et l'éducation. Comme pour son Dracula, Bess en fait une lecture fidèle, contrairement à Wrightson qui en imaginait la suite.
Frankenstein, c'est le nom du savant qui crée la créature mais c'est, d'abord, l'histoire de la créature. Créée à partir de morceaux de cadavres dérobés et recousus en un patchwork insane par un jeune savant que les progrès de la science emplirent du rêve fou de vaincre le dernier des mystères, celui de la mort, elle suscita en lui, dès qu'il la vit enfin vivante, une aversion sans nom qui le poussa à fuir dans la nuit, abandonnant à son sort sa chose, son monstre, son enfant, son Adam.
Frankenstein, c'est, dans un récit construit en enchâssement, la très longue errance du monstrueux nouveau-né abandonné dès ses premiers éclairs de conscience. Hideux à l’œil, grand et fort comme un bœuf, le monstre, qui ne connaît rien du monde ni des hommes, se heurte dès qu'il paraît à l'agression d'un monde qu'il terrifie.
Attaqué par des chiens errants, laissé pour mort par des villageois avinés, partout où il passe le monstre suscite la peur, puis subit l'attaque qui en est l'inévitable conséquence. Sa vie à peine ébauchée ne reçoit pour accueil que violence et effroi, le contraignant à une longue errance de forêts en masures, loin, toujours loin, de tout regard humain. Même ses tentatives pour cesser d'être seul, même toute l'énergie qu'il met à s'éduquer et à tenter de faire partie d'une famille qu'il aime sincèrement pour l'avoir observée des mois durant se heurtent à l'hostilité et à l'agression physique.
Jusqu'à ce qu'après une nouvelle déconvenue, alors qu'il vient de risquer sa vie pour sauver une enfant, la haine, la rage, la volonté de vengeance qui lui étaient étrangères l'envahissent pour ne plus le quitter. Une vengeance qui se tournera vers son inconséquent créateur, Victor Frankenstein, avec des conséquences tragiques.
N'en disons pas plus.
Romantique (voire gothique) dans son traitement, égalitariste dans ses réflexions, rousseauiste dans sa vision de l'éducation comme inscription sur une page blanche, la vie du monstre (trop abandonné pour avoir même un nom) telle que narrée par Mary Shelley dans son roman est une illustration du principe selon lequel « La nature a fait l’homme heureux et bon, mais…la société le déprave et le rend misérable. ».
C'est le simple et nécessaire contact des hommes que ceux-ci refusent au monstre, c'est de leurs leçons qu'il apprend le traitement inique que le monde réserve aux parias, c'est de leur exemple qu'il apprend la violence et l'injustice aveugle. C'est d'eux qu'il comprend peu à peu qu'il est condamné à une solitude abjecte et permanente qu'il tentera en vain de briser, une solitude qui ne peut seoir à la part d'humain qui est en lui en dépit de son apparence et des circonstances de sa venue au monde. C'est cette solitude qu'il brisera, de quelle étrange façon, en forçant son créateur à une poursuite à travers le monde lors d'une interminable traque qui fit de chacun pour l'autre la totalité de l'humanité et donc, par là même, l'autre moitié d'un couple fondé sur la souffrance et l'incommunication. Touching from a distance.
A cette histoire, Bess offre une adaptation de très grande qualité. Traitement à l'encre noire (et ombrages par Pia Bess), mise en scène variée et souvent spectaculaire, incarnation du monstre qui ressemble bien plus à un grand blessé qu'à la créature de l'au-delà qu'on le soupçonne d'être. L'ensemble est beau et réussi. Une occasion de plus de (re)lire le chef d’œuvre de Mary Shelley.
Frankenstein, Bess d'après Mary Shelley
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