"Elder Race" est un court roman du très prolifique Adrian Tchaikovsky. C'est un texte qui touche à deux genres. Explications.
Lynesse est la quatrième fille de la reine de Lannesite, un petit royaume dans un monde qui n'a guère dépassé un niveau technologique médiéval. Pensez, on y croit même à la magie, aux magiciens, aux démons. C'est dire...
Quatrième de sa fratrie, le poids politique de Lynesse est quasi-nul, d'autant que sa crédibilité propre ne vaut guère mieux. Considérée comme indocile et foldingue, Lynesse est la déception constante d'une mère qui ne lui demandait pourtant pas beaucoup plus que d'exister sans déshonorer sa lignée.
Mais Lynesse est aussi la descendante d'Astresse, cette reine de Lannesite qui convainquit le sorcier Nyrgoth de venir à l'aide du royaume quand un démon le menaçait. Et cette ascendance échauffe le sang de la jeune fille qui se rêve en nouvelle Astresse, héroïne admirée de tous et sauveuse effective du royaume. Car il faut bien admettre qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Lannesite, non loin de lui en tout cas. Des rumeurs selon lesquelles un démon provoquerait grands malheurs et dévastations dans un territoire tout proche ont atteint le palais, mais incrédulité et égoïsme ont décidé la mère de Lynesse, souveraine de Lannesite, à ne rien faire.
Voilà pourquoi, un matin, Lynesse part en secret vers la tour du sorcier – que nul n'a plus vu depuis le temps d'Astresse – pour tenter, au nom d'un très ancien pacte d'assistance, d'obtenir son aide dans la lutte contre le démon.
Nyr Illim Tevitch est un anthropologue de seconde classe. Il est le dernier membre d'une expédition d'étude envoyée sur Sophos 4, une ancienne colonie terrienne coupée des siècles durant de la planète mère. Observer, ne pas être vu, ne pas intervenir, tel est le cœur de la mission (et de l’ethos) de Nyr. Il doit voir, comprendre, rendre compte de la manière dont a évolué cette colonie perdue (comme tant d'autres le furent durant la grande éclipse de la civilisation terrienne).
Mais depuis bien des décennies et un nouveau passage offline de la Terre (bien plus inquiétant que le précédent), Nyr est seul (ses compagnons étant repartis en urgence vers leur civilisation d'origine) et il passe l'essentiel de son temps en stase, à attendre, sans grand espoir, d'être recontacté par un monde qui n'existe peut-être plus.
Nyr Illim Tevitch est, tu l'auras compris lecteur, le sorcier Nyrgoth dans l'imaginaire autochtone. Tour qui est une base de survie, vêtements qui sont des combinaisons hitek, implants internes, accès à un réseau de satellites de surveillance, la technologie dont dispose Nyr a tout, pour les autochtones, de la magie ; et là on cite encore une fois Arthur C. Clarke et on a honte tant c'est éculé. On pense aussi à Banks bien sûr mais aussi au Il est difficile d'être un dieu des Strougatski. Car pour Nyr comme pour les personnages de ces autres auteurs il va être impossible d'observer sans s'impliquer ; d'autant que dans le cas de Nyr les démons précédemment vaincus et les « mystères » qui parcourent encore les terres sont des artefacts technologiques terriens devenus fous ou défectueux. S'impliquer est douloureux. Violer son ethos professionnel – tout ce qui reste à Nyr – est un crève-cœur. Mais Lynesse est si convaincante, et elle ressemble tant à Astresse.
Avec "Elder Race", Tchaikovsky écrit un roman dans lequel alternent chapitre centré sur Lynesse et chapitre centré sur Nyr. Il donne donc à voir la manière dont les mêmes faits sont perçus par les deux protagonistes. Tout ce qui s'explique pour Nyr par la science et la technique est interprété comme de la magie par Lynesse. Une certitude tellement ancrée que même les dénégations tardives de Nyr sont de peu d'effet sur la Weltanschauung de la jeune femme. Il n'y a pas de faits, seulement des interprétations, le texte de Tchaikovsky est profondément nietzschéen.
L'alternance des points de vue est particulièrement réussie, en particulier que tu réalises, lecteur, que même les mots de Nyr à Lynesse ne sont non pas traduits littéralement mais réinterprétés dans le complexe culturel de la jeune femme. Car on ne peut ni énoncer ni entendre ce qu'on n'a pas d'abord pensé – toute la dialectique de la novlangue orwelienne se trouve illustrée ici. De ce fait, les explications de Nyr paraissent à Lynesse incompréhensible ou, à tort, superfétatoires. Même si, Lynesse étant très intelligente, la définition qu'elle donne de la magie prouve qu'elle a bien compris ce qui s'y jouait.
On goûtera particulièrement la confrontation des systèmes de pensées lorsque Tchaikovsky, ne reculant devant rien, propose un chapitre commun dans lequel les mots de l'un et le sens que leur donne l'autre sont placés dans deux colonnes face à face.
Intelligent et dynamique, "Elder Race" est aussi un texte émouvant sur la rencontre de deux êtres que tout sépare. On y éprouve la solitude et le sentiment de deuil d'un Stranger in a Strange Land qui a vécu trop longtemps et réalise qu'il n'a plus de mission à accomplir ni d’ethos professionnel à sauver. On s'y réjouit de la dynamique vitale d'une jeune femme qui, moins naïvement qu'il y paraît, comprend assez les enjeux strictement humains du monde pour vouloir agir dessus et y imprimer sa marque, parvenant même par son insistance jamais désarçonnée à plier Nyr à ses attentes.
Présentant les mêmes événements sous les angles divergents de la SF et de la fantasy, "Elder Race" est un roman prenant qui ne fait jamais exercice de style parce que Tchaikovsky a su y faire vivre de vrais personnages. Il montre aussi de manière amusante qu'on est toujours l'ignorant de quelqu'un, que « savoir beaucoup » n'est pas synonyme de « tout savoir », et que, Hamlet encore, « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en rêve la philosophie ». Nyr, après Horatio, finira par le découvrir.
Elder Race, Adrian Tchaikovsky
L'avis de Feyd Rautha, et d'Apophis
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