« Krungthep mahanakhon amon rattanakosin mahintara ayuthaya mahadilok phop noppharat ratchathani burirom udomratchaniwet mahasathan amon piman awatan sathit sakkathattiya witsanukam prasit » : ville d'Asie, capitale de la Thaïlande. Aussi connue sous le nom de Bangkok.
C'est dans la ville tentaculaire de ses origines que nous transporte Pitchaya Sudbanthad pour son premier roman, "Bangkok Déluge".
De la fin du XIX siècle au futur proche, Sudbanthad donne à voir, à entendre, à sentir, une ville monstre aussi fascinante qu'on cobra cracheur. Autour d'un site qui persiste d'un moment de la ville à l'autre, d'une maison qui fut mission chrétienne avant d'être une belle demeure et devint ensuite l'annexe d'un immeuble de grande hauteur, l'auteur déroule l'écheveau des vies qui en sont proches, au cœur d'une ville qui est le personnage principal du roman. Une ville que je n'avais pas lue aussi bien décrite depuis La fille automate de Bacigalupi.
La Bangkok de Sudbanthad est parfumée, pleine d'odeurs d'épices et de feux. Elle est bruyante, animée, parcourue par une population immense qui la traverse en tous sens au milieu du son des cornes de brume et des appels tonitruants des marchands qui vendent produits alimentaires ou objets artisanaux. Elle est surtout humide, très humide. A Bangkok, construite dans le delta du fleuve Chao Phraya, l'eau est partout visible, partout audible, partout accessible. Elle irrigue la ville comme le sang le fait d'un être vivant, elle la menace sans cesse d'effondrement, elle forme les chemins qu'empruntent les Bangkokiens, elle pourra, un jour, anéantir la ville.
Dans la Bangkok de Sudbanthad, le surnaturel est toujours présent dans l'esprit des habitants. Les fantômes, les esprits, les ancêtres, ont une vie « réelle » à côté d'eux. Quand au karma, il imprègne tant cette population bouddhiste que le bilan des bonnes et mauvaises actions est tenu dans tous les inconscients et dans nombre de consciences aussi. Si le roman ne lorgne jamais du côté du fantastique – il se « termine » même sur une ouverture SF – il est bien clair que, pour les thaïlandais qui habitent la ville, le monde des esprits se tient juste derrière le voile. Et ceci malgré les efforts des missionnaires chrétiens, malgré ceux en tout cas de Phineas Steven, médecin venu en mission apporter soins médicaux et rationalité occidentale aux autochtones avant de se laisser submerger par l'altérité radicale de la ville.
Bangkok est une ville double où cohabitent vivants et esprits. Voilà pourquoi, longtemps après et en dépit des espoirs d'Occidentaux pétris de rationalisme comme Phineas, le pianiste de jazz Ckyde Jambes-Folles joua un soir contre rétribution pour apaiser les esprits du pilier dans la maison d'une femme riche.
Bangkok est aussi une ville qui pousse ses habitants à une compétition féroce. S'il est possible à force de talent et de chance de s'élever socialement, comme le docteur Wanich le fit – avant sa patiente Mai –, pour beaucoup, moins chanceux, les études sont trop longues et trop coûteuses pour espérer s'éloigner beaucoup de sa classe sociale d'origine, d'autant que les antagonismes ethniques entre citadins et campagnards s'ajoutent aux ségrégations sociales.
Enfin, Bangkok est aussi un lieu politique et historique. La capitale d'un Etat (l'ancien Siam) qui abandonna en 1932 la monarchie absolue sans jamais entrer dans une situation démocratique satisfaisante. Coups d'Etat et violences politiques sont le lot d'une ville qui se situe, évidemment, à l'épicentre des convulsions politiques d'un régime thaï structurellement instable entre forces militaires répressives et tentations révolutionnaires. C'est à Bangkok qu'eut lieu, entre autres exactions, le massacre de l'université Thammasat, un événement traumatique qui ne passe pas et dont l'onde de choc atteindra même le Japon des années plus tard. C'est là, dans ce lieu et à ce moment, que la vie de Nee changea et qu'elle devient la femme qu'elle serait toujours ensuite.
Et puis il y a l'étranger, où on part et dont on revient. Y vit, ici ou là, une diaspora thaïlandaise qui ne peut jamais complètement faire son deuil de la ville, de ses odeurs, de sa cuisine, de l'eau qu'on trouve partout et des animaux qui y pullulent même si l'emprise de la ville moderne les chasse toujours plus loin. Jusqu'à ce que la nature – ou plutôt sa dégradation par l'homme – rattrape la ville sous la forme d'inondations catastrophiques qui ne cesseront jamais de s'aggraver avec la montée du niveau des mers jusqu'à un avenir encore plus dur et inégalitaire que le présent ne l'est.
Cette ville tentaculaire de 16 millions d'habitants, Sudbanthad la décrit dans une langue magnifique, un langage amoureux et soutenu qui dit l'affection qu'il a pour elle en dépit de ses défauts. Il la fait vivre à travers les destins croisés de nombreux personnages qu'on voit évoluer au long de leurs vies, d’échecs en opportunités et de chagrins en soif de vivre. Avec une belle humanité, Sudbanthad raconte ces vies heurtées mais jamais solitaires, ces vies qu'entourent des familles – pour le meilleur et pour le pire – et qui, toutes, s'acheminent vers la vieillesse et la mort. Les humains passent, la ville reste. Bangkok abides aurait pu dire George Stewart, même la prévisible montée des eaux ne peut l'anéantir complètement. La transformer, oui, l'amputer, sans doute, mais il en reste assez, elle est toujours là, même sous une forme qu'on peine à reconnaître.
C'est donc autant un hymne à une ville qu'une réflexion sur la vie, le destin, et la mort que propose Sudbanthad dans "Bangkok Déluge". Car si les vies qu'il raconte – et dont je n'ai ici qu'effleuré la variété et la consistance – ont toutes pour écrin la ville de Bangkok, si les hauts et les bas du destin des hommes semblent si fortement synchronisés aux battements de cœur de la ville, aucune de ces vies n'est anecdotiques pour autant. Aucun des nombreux personnages croisés n'est un figurant, chacun est ciselé, chacun évolue, chacun tente de vivre et de vivre bien, en dépit ou grâce à ce que les dés de la chance lui ont donné. C'est la grande force du roman, faire vivre en parallèle et avec la même intensité un lieu et les êtres qui y sont liés.
Bangkok Déluge, Pitchaya Sudbanthad
Commentaires
Cela m'a rappelé, toute proportion gardée, la découverte d'Istanbul avec la maison des derviches et plus récemment, pour sa narration et sa galerie de personnages, L'hôtel de verre d'Emily St John Mandel.
Un roman à découvrir
Et tu as raison pour La maison des derviches, c'est bien au même genre de voyage que le roman invite.
Une lecture très agréable et à conseiller imho (d'ailleurs j'en ai déjà offert un).