2038. Le monde a connu le Grand Dépérissement, un cocktail mortifère d'épidémies fongiques et d'invasions d'insectes qui a causé la mort d'une très grande partie des arbres terrestres. Conséquences du changement climatique, sécheresse et disparition du couvert végétal, par surexploitation notamment, causent d'énormes tempêtes d'une poussière qui s'insinue partout, rendant la vie particulièrement difficile. Ajoutons-y une nouvelle forme de tuberculose, si violente qu'elle provoque des toux capables de casser les côtes, et nous aurons une image assez fidèle du monde dans lequel vit Jake Greenwood. Un monde en décomposition, trop proche de nous à mon goût.
Jake Greenwood est une ex-étudiante en botanique surendettée, sans véritable famille, qui survit en organisant des « visites d'arbres » pour un public de riches bobos trop cons pour comprendre que leur mode de vie est la cause des bouleversements dont ils tentent de s'extraire pour quelques heures à grands frais. Entre bullshit new age, selfies, et questions confondantes de naïveté, Jake promène ses touristes au sein de la « Cathédrale Arboricole de Greenwood » – rien de moins –, une réserve protégée privée située sur une île isolée de Colombie-Britannique propriété du conglomérat Holt.
Entre inquiétude financière et contact épuisant avec un public inepte – d'autant que la firme Holt est tout sauf aimable envers ses salariés –, Jake trouve plaisir et réconfort au contact des nombreux arbres vénérables qu'abrite l'île. L'amour qu'elle leur voue est profond et sincère, impressionnée qu'elle est tant par leur volume imposant que par la profondeur historique dont ils sont porteurs. Et puis les grands arbres sont devenus si rares... De ce point de vue, l'île de Greenwood est une sorte de paradis, préservé par miracle au milieu d'un enfer chaque jour plus invivable.
Voilà qu'arrive à la « Cathédrale » Silas, une vieille connaissance de Jake, qui lui apprend qu'elle est peut-être la dernière descendante du propriétaire de l'île et qu'il est donc possible que celle-ci lui appartienne. Commence alors pour toi, lecteur, une descente down the memory lane qui t'emmènera de 2038 à 1908 en passant par 2008, 1974, 1934. Et retour.
Car "Lorsque le dernier arbre" est construit comme un tronc d'arbre, qu'on parcourrait de son écorce la plus extérieure à son cœur puis retour vers l'écorce opposée. Les lecteurs de Cartographie des nuages reconnaîtront le type de narration, avec saut spatio-temporel et changement de vocabulaire spécifique.
Différence : dans le maître roman de David Mitchell l'ordre de passage des récits va du passé vers le futur puis retour vers la passé, c'est l'inverse ici.
Autre différence : alors que le roman de Mitchell est fondé sur un principe de transmigration, il n'y a rien de tel ici, les passages de témoin sont strictement biographiques et matériels.
Doit-on dire de Jake qu'elle est l'héroïne du roman ? Non, elle n'est que celle qui l'ouvre et celle qui le clôt. Mais si nombreux sont ceux qui l'ont précédée, ceux qui ont permis qu'elle vivent et soit qui elle est, ceux qui ont, par désir ou par résignation, pris leur part dans la « venue au monde » de Jake, et avant Jake de ceux qui l'engendrèrent, que raconter Jake revient à raconter ceux qui la précédèrent. Comme raconter Jake revient aussi à raconter ceux qui firent du monde ce 2038 dans lequel elle se débat, sans oublier ceux qui tentèrent maladroitement d'éviter un tel futur.
Pour ne pas spoiler je ne dévoilerai ni élément de l'intrigue ni détails sur les personnages du roman – ce qui rend l’exercice de review un peu compliqué – mais je te conseille, lecteur, de connaître le moins de détails possibles avant de commencer ta lecture, il serait dommage d'en savoir trop.
Je dirais seulement ici qu'on croise dans les pages de "Lorsque le dernier arbre" un capitaine d'industrie – destructeur industriel d'arbres – qui l'est devenu presque par hasard, et qui est aussi un homme blessé et empêché en dépit de sa fortune et de sa puissance. Qu'on y suit les pérégrinations d'une fille rebelle, une « écoterroriste » qui a tourné le dos à son héritage pour mener une vie toute tournée vers la préservation de la nature par l'action directe. Qu'on y est part aux misères d'un enfant délaissé par une mère trop investie dans sa mission. Qu'on y suit et qu'on s'y attache à un homme bon et simple que la société a injustement traité durant presque sa vie entière. Et qu'on y fait la connaissance d'autres encore, qui aident les autres ou se perdent eux-mêmes, qui meurent ou souffrent dans l'indifférence, qui tentent de survivre, seuls ou investis dans une communauté qu'ils se donnent ou une famille qu'ils se créent. Ici, les actes individuels font famille, souvent bien plus que les liens de sang.
Au fil d'un récit en forme d'enquête policière dont l'enjeu est de découvrir quelle part des incroyables affirmations de l'ami de Jake est vraie, Christie profite de ton attention, lecteur, pour dénoncer sans lourdeur la lente et permanente prédation que l’homme impose à la nature (et parfois à ses propres congénères moins avancés technologiquement).
« Quand le dernier arbre aura été abattu, quand la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été péché, alors on saura que l'argent ne se mange pas. » Cette phrase est souvent attribuée à Géronimo, sans certitude. Qu'importe son caractère apocryphe, on comprend ce qu'elle veut signifier. En la choisissant comme titre français d'un roman dont le titre VO est le très neutre Greenwood, l'éditeur a voulu, j'imagine, signifier le caractère profondément écologiste du texte de Christie. Ecologiste certes – comment ne pas l'être aujourd'hui ? –, mais complexe et non monolithique, ce qui est bien le moins qu'on puisse attendre de quelqu'un qui veut faire œuvre de littérature.
Car si "Lorsque le dernier arbre" est un roman engagé qui présente sans faux semblant ni euphémisme malvenu les conséquences mortifères de la surexploitation de la nature, s'il pointe sans faillir la responsabilité d'un système capitaliste qui n'a pour seul but que de changer des ressources naturelles en profit, fut-ce au prix de l'épuisement des dites ressources, le texte de Christie présente des personnages qui ne sont jamais d'un bloc, ni tout blancs ni tout noirs. Des personnages qui sont agis autant qu'ils agissent, qui sont capables de grandes bassesses mais aussi d’admirables élans d'amour – avec les preuves qui les crédibilisent, jusqu'au sacrifice parfois. Ces personnages tout à la fois anges et démons, poussés par des « folies » intimes et des fêlures qui ne le sont pas moins à mener au bout de leur logique l'amour de la réussite ou celui de la nature quoi qu'il puisse en coûter aux autres hommes et en particulier à ceux qui leur sont proches, sont de fait profondément humains.
Ces personnages surtout forment une famille, aussi contournée soit-elle. Une famille donc, c'est à dire le lieu de l'amour, du sacrifice, des secrets, de la névrose, du pardon, du don, de la rancœur, de la perte, du deuil, de tant d'autres choses encore que le roman donne à voir. Une famille qui, comme le font les arbres dans une forêt, assure des échanges entre ses membres, donnant ainsi à chacun d'entre eux une meilleure chance de survie, jusqu'au moment où la famille, une fois encore et comme le font les arbres qui lâchent leur pollen, permet d'une façon ou d'une autre l'apparition d'une nouvelle génération.
Offrant au lecteur un vrai suspense et une histoire complexe à plaisir, Christie livre une vision hallucinée des années de la Grande Dépression qui rappelle, bien sûr, Steinbeck, et une réflexion écologiste qui convainc d'autant plus qu'elle est portée par des personnages suffisamment balancés pour être crédibles ; l'auteur y affiche même une toute petite part d'optimisme. Elle offre aussi le portrait d'un homme stigmatisé dont la vérité est qu'il est admirable, un homme qui restera longtemps dans ton souvenir, lecteur. Il se prénomme Everett.
« Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent. » Tout le fond du roman est dans cette phrase de Chateaubriand ; Christie a l'intelligence de l'envelopper dans une passionnante histoire de famille.
Lorsque le dernier arbre, Michael Christie
L'avis de Feyd Rautha
Commentaires
Je note bien précieusement, merci pour la découverte !