Abe et Dan sont deux hommes endeuillés.
Abe a perdu sa femme, Marie, il y a des années, d'un cancer rapide après un trop court mariage ; Dan a vu mourir dans un accident de voiture sa femme, Sophie, et leurs jumeaux.
Dans Journal de Deuil, Roland Barthes écrivait : « Le temps ne fait rien passer, il fait passer seulement l'émotivité du deuil ». Le deuil d'Abe est assez ancien pour qu'il ait eu le temps d'en revenir ; celui de Dan est encore frais, trop frais, si frais qu'il pousse à faire de grosses bêtises.
Ce sont ces deuils, plus ou moins bien gérés, et de fait plutôt moins bien pour Dan, qui vont rapprocher les deux hommes à travers une passion pour la pêche et le partage de ces moments de calme où l'homme est plus près de la nature qu'il ne peut jamais l'être dans sa vie urbaine.
Jusqu'à ce que Dan propose à Abe d'aller pêcher à Dutchman's Creek, une minuscule crique mal cartographiée du Réservoir Ashokan, l'un des lacs artificiels créés non loin de New York pour tenter d'étancher la soif infinie de l'immense ville. Et qu'Abe ait la certitude que Dan ne lui dit la vérité ni sur la manière dont il eu connaissance de cette crique ni sur ses vraies motivations pour s'y rendre.
Qu'importe ! Comme le chantait Henri Garat : « Avoir un bon copain, Voilà ce qu'il y a de meilleur au monde, Oui, car, un bon copain, C'est plus fidèle qu'une blonde » ; voilà donc les deux hommes partis, un jour de forte pluie, pour les Catskills, le Réservoir Ashokan, et spécifiquement Dutchman's Creek.
"The Fisherman", de John Langan, est un récit en enchâssement.
Première partie, première personne. Le deuil d'Abe, le transfert psy dans la pêche, l'amitié naissante avec Dan, le soutien à son ami qui part à la dérive, le partage de moments privilégiés, jusqu'au départ pour la crique, entaché par la suspicion d'Abe.
Deuxième partie, troisième personne. Le récit d'Howard, le patron d'un diner non loin de la destination des deux hommes, qui leur raconte, sur leur insistance, une histoire ancienne et très peu connue sur la mauvaise réputation du lieu et le Dutchman qui lui donna son nom, non sans les enjoindre d'aller plutôt pêcher ailleurs.
Troisième partie, première personne. Abe – qui en doutait ? - prend l'histoire comme une fable étonnamment détaillée et se dirige avec Dan vers la crique. Dan, lui ? Que sait-il ? Que croit-il ? Qu'espère-t-il ? Arrivés sur placé, les deux hommes expérimenteront la véracité du récit d'Howard et connaîtront la tentation de remplacer une famille perdue par un ersatz monstrueux de famille. Dan n'en reviendra pas – je ne spoile pas, on le sait dès le tout début du récit.
"The Fisherman" est un roman plutôt bien écrit, et sa caractérisation du deuil et de ses effets délétères semble bien vue. Fantastique/horreur bien plus biblique (avec Léviathan and co) que lovecraftien en dépit de ce qu'on lit ici ou là, il fait plutôt penser – en bien mieux écrit – à un roman de Masterton pour le foisonnement fantastique, à du MR James pour le personnage (ex)-universitaire, ou à du King pour l’attention portée aux personnages et aux détails.
S'attaquant, sous trois avatars différents, aux conséquences du deuil et de l'incapacité de lâcher, d'admettre qu'un narratif est définitivement terminé et qu'un autre doit s'ouvrir, "The Fisherman" illustre trois réactions à cette épreuve. Quand l'un se bloque dans la colère et va, littéralement, remuer ciel et terre pour renverser l'ordre des choses, que l'autre est prêt à un piètre marchandage pour obtenir l'illusion que le deuil n'est plus, seul Abe a atteint un niveau d'acceptation suffisant pour être à même de résister à de délétères tentations.
Il y a néanmoins un problème imho qui tient à l’enchâssement lui-même. La partie centrale, qui raconte l'histoire de 1907, fait plus de la moitié du livre (150 sur 270). Vu à travers d'autres yeux – ceux d'ouvriers immigrés travaillant à la construction du barrage fondateur –, dans un autre espace-temps – celui d'un chantier géant au début du XXe siècle –, il est, de par sa longueur et son « dépaysement » y compris fantastique, l'élément principal du roman.
Lisant la partie centrale, on oublie peu à peu le début – amitié, deuils –, tant l'histoire racontée par Howard est prenante. Puis vient la partie finale – départ pour la crique et... – qui paraît à la fois trop courte et trop redondante, car si la situation a un peu évolué depuis 1907, le cadre surnaturel, lui, est par définition resté le même. D'autant qu'on sait depuis le début qu'Abe revient de la crique – c'est lui qui raconte –, et aussi que Dan n'en revient pas ; le suspense est donc limité.
L'ensemble donne un roman déséquilibré, tant dans sa structure que dans l'intérêt qu'on porte aux diverses parties – à moins d'être littéralement passionné par les étapes maintenant bien connues du deuil et d'y voir une sorte de vulgarisation larger than life. La partie centrale aurait fait une belle novella ou un très court roman. Les parties précédentes et suivantes, sortes de volets mobiles d'un triptyque, enchâssent certes le récit central mais, contrairement à Frankenstein par exemple, ne s'y raccrochent pas vraiment tant lieux et acteurs sont profondément différents ; et de surcroit elles paraissent comparativement bien pales. Il y avait peut-être ici matière à deux livres. Les réunir sous une seule couverture m'a paru peu judicieux.
The Fisherman, John Langan
Commentaires