Durant ses vingt et quelques années d'écriture, Shirley Jackson écrivit, en fiction, six romans et plus de deux cents nouvelles. Une bonne partie de ces nombreux textes furent publiés seulement après sa mort en 1965. D'abord en 1968, dans le recueil Come Along With Me, sous la direction de Stanley Hyman, qui fut son mari. Puis, en 1996, fut publié Just an Ordinary Day, un recueil contenant certains des textes retrouvés à l'intérieur d'une caisse abandonnée dans une grange lui ayant appartenu. Enfin, après la publication par le New Yorker en 2013 de « Paranoïa » – une nouvelle annoncée comme exhumée de la Bibliothèque du Congrès –, sortit en 2015 le recueil Let me Tell You avec encore des textes inédits.
Une œuvre large donc, évolutive comme un organisme en croissance. Mais comme dans tout organisme changeant, on y trouve des fondamentaux, l'ADN de l’œuvre Jacksonienne que nous allons tenter de cerner brièvement ici.
Impossible de commencer sans introduire l'ensemble par la nouvelle qui rendit Jackson pour toujours célèbre, « The Lottery ». Publiée en 1948 dans The New Yorker, la nouvelle provoqua un véritable scandale. Jackson y décrit une petite ville rurale américaine typique, de celles où on mange de la tarte aux pommes maison et où on célèbre la 4 juillet autour de barbecues installés dans les jardins de maisons pavoisées. Et c'est dans cette ville même, dans cet épitomé de la douceur de vivre et de la civilité américaines, que se déroule chaque année un rite consistant à tirer au sort une personne qui sera lapidée par l'ensemble de la communauté afin de garantir à tous une nouvelle année calme et prospère. Une lapidation paisible, presque festive, en tout cas globalement acceptée.
Parfois comparée à « Ceux qui partent d'Omelas » de Le Guin en raison de son approche utilitariste de la recherche du plus grand bien commun, la nouvelle de Jackson est infiniment plus choquante car elle se déroule « ici et maintenant », dans une nation qui se considère comme le sommet moral de l'humanité alors que celle de Le Guin prend place dans un monde de science-fiction. C'est la question du sacrifice nécessaire que pose ici Jackson comme d'autres avant ou après elle, mais c'est surtout parce qu'elle osa la débarrasser des métaphores diverses et des cérémoniaux qui servent habituellement à en dissimuler la crudité qu'elle choqua violemment le lectorat du New Yorker – on notera quand même que, au milieu des lettres d'injures ou d'incrédulité il y eut des lettres demandant où se passait la Loterie, pour pouvoir y assister.
C'est cette façon de partir d'une situation simple, banale, connue, puis de la faire dériver hors des chemins attendus qui caractérise l’œuvre de Jackson, en particulier pour ce qui est des nouvelles. Jackson est le reine des déraillements, la papesse du décalage, une déconstructiviste avant l'heure qui, après avoir montré la vitrine, la délaisse vite pour aller chercher ce qui se joue dans la cuisine.
Les nouvelles de Jackson fonctionnent sur des progressions de type Banal / Bizarre / Inquiétant / Effrayant (parfois), entre fantastique et weird, entre Imaginaire et Horreur psychologique, dans un monde où le malaise est inévitable. Car ce dont il s'agit c'est de dire la contrainte « The Renegade », l'hypocrisie « Elle a seulement dit oui », et les jeux de domination « La bonne épouse » qui imprègnent toute relation sociale. Pour Jackson l'enfer c'est les autres. Voilà pourquoi il n'y a que peu de fantastique pur dans ses récits, il n'est guère utile au milieu de thèmes récurrents au point d'être obsessionnels traités avec l'impolitesse de celle qui dit la vérité des choses.
L’œuvre de Jackson, commencée après guerre, est marquée par celle-ci. Les hommes sont à la guerre, ou n'en sont pas revenus, ou pourraient y aller. Plus qu'un détail chronologique, ce fait a une conséquence concrète. Le monde est donc souvent un monde de femmes, en parenthèse d'hommes, ou en attente d'hommes « A visit », on en deuil d'hommes « Flower Garden ». Les nouvelles sont donc souvent peuplées seulement de femmes, accompagnées ou pas d'enfants, et affublées parfois de mère ou de belle-mère.
Et pourtant, guerre ou pas, complètement absent ou évidemment présent, l'homme est, dans les textes de Jackson, une éclatante évidence, visible autant dans l'absence que dans la présence, un impératif catégorique social qui s'impose aux femmes au point que même celles qui échappent à la vie en couple par malchance ou par volonté sont forcées de se positionner par rapport à celle-ci et savent bien que la société leur demandera des comptes de leur état.
Dans le monde de Jackson les femmes sont presque les appendices des hommes. Un monde dans lequel le seule identité sociale qui s'offre à elles est celle de femme mariée, où on n'existe que si on est la femme (ou la veuve) de... Sinon, on est une « vieille fille » 'The old miss...', ou une célibataire urbaine salariée toujours plus ou moins en attente de mariage et jamais vraiment heureuse.
Ce monde de femmes en besoin de mariage pour exister trouve sa forme la plus glaçante dans « La Lune de miel de Mrs Smith » mais il est tout aussi présent dans quantité d'autres textes, tel « The Omen », « Elizabeth » ou le très troublant « The Dæmon Lover » qui commence le fil rouge de l'histoire de James Harris.
James Harris, le dæmon lover, promet le mariage à une jeune femme puis disparaît. Elle le cherche, le cherche, le retrouve peut-être, mais n'ose jamais s'y confronter. Elle ne savait pas grand chose de lui si ce n'est qu'il devait l'épouser et c'était le plus important ; elle s'y était préparée. Passée la fin de la nouvelle, le personnage de James Harris (tiré d’une comptine traditionnelle) reviendra par petites touches dans divers récits du recueil VO Lottery – Adventures of The Dæmon Lover. Dérivé d’une vieille balade traditionnelle, l'histoire de James Harris qui infuse dans tout le recueil dit la « malédiction » des femmes qui doivent attendre des hommes leur statut social, sont totalement soumises à leur bon vouloir car c'est eux qui demandent et eux qui épousent (et pas l'inverse), et sont pourtant et fort injustement sanctionnées par le groupe si elle restent seules. Et que dire des femmes qui abandonnent mari et enfant (comme dans la comptine) pour partir vers une autre vie, de culpabilité et d'opprobre ? Certaines le font « The Tooth », qu'advient-il alors d'elles ?
Dans le monde de Jackson, les convenances et les habitudes sont capitales. Le monde de Jackson, ce monde de femmes présentées comme des créatures d'habitudes – causes et conséquences de la netteté du monde – est bien rangé, il est civilisé, policé. Son écriture nette, précise, attentive à tout, décrit tous ces détails que les femmes gèrent et ordonnent. C'est un regard de femme qu'offre Jackson, un regard fait d'attention et de mémorisation.
Dans ce monde donc, on fait ce qui se fait, ce qui s'est toujours fait. On n'élève pas la voix, on présente une façade sociale irréprochable. Impossible de faire autrement ; on est sans cesse sous le regard des autres, a fortiori quand on vit à la campagne – les occupants des villes profitent en partie de l'anonymat du grand nombre au sein de la Foule solitaire riesmanienne. Les ruraux n'ont pas ce loisir. Eux vivent dans une contrôle social communautaire constant exercé par les voisins, les commerçants, etc. Dans le monde rural tout se sait, très vite. L'information circule par les canaux intuitu personæ innombrables qui forment le soubassement communautaire et permettent tant de connaître les manquements aux règles que de les sanctionner avec efficacité, par l'ostracisme « Flower Garden » ou pire « The Renegade ».
L'écart presque irréductible, le gouffre qui sépare la grande ville des petites est évident dans quantité de textes, provoquant incompréhension et malaise chez ceux qui l'expérimentent alors même que le dépaysement aurait dû être source de joie. On le voit dans l’angoissant « Les vacanciers », aussi dans « A la maison », « Of course », « Men with their big Shoes », ou dans le toujours aussi riche « Flower Garden ». Il est évident aussi dans l'autre sens, quand une femme vient à la grande ville comme dans « The Villager », « My life with R. H. Macy », « Elizabeth », « The Tooth », ou « Pillar of Salt ». Dans un sens c'est la relative liberté de mœurs de la ville qui se heurte douloureusement à la rigidité oppressive des normes sociales rurales ; dans l'autre cette même liberté, couplée à l'agitation de grandes villes surpeuplées qui ne dorment jamais, effraie des personnes plongées sans préparation dans une situation qui leur parait absolument anomique.
Au gouffre géographique auxquels toutes et tous ne sont pas confrontés s'ajoute un gouffre de genre auquel presque toutes et tous doivent faire face. Hommes et femmes sont forcés de se côtoyer, ils sont forcés de faire couple, et au mieux ils ne se comprennent pas, au pire ils se nuisent (la nuisance allant plutôt de l'homme vers la femme même s'il y a des exceptions). On lit l’incompréhension dans « Men with their big Shoes » ou dans « Got a Letter from Jimmy », la même doublée du dressage des filles à la méfiance à l'égard des hommes dans « Dorothy and my Grandmother and the Sailors », on voit enfin la malveillance dans « The beautiful Stranger », « La bonne épouse », et pire encore dans « La Lune de miel de Mrs Smith ».
Cette différence de possibilité et de posture sociale acceptable qui sépare les femmes et les hommes, inculquée et non innée, Jackson la met en évidence, tant dans son évidence que dans son caractère acquis grâce au surprenant pour l'époque « Like Mother used to make » dans lequel un homme et sa voisine, élevés différemment, intervertissent involontairement leur posture lors d'une soirée, avec les conséquences qu'on pouvait attendre pour l'un comme pour l'autre en terme de domination symbolique et concrète. Tout est dans la façade sociale – on le voit aussi dans quantité d'autres textes. Mais parfois, c'est trop, parfois, rarement, la façade se fracture, et alors s'exprime, comme un barrage trop plein qui cède, la rage féminine « Quelle idée ! ».
Les dominations réelles et symboliques du monde de Jackson ne concernent pas que les sexes mais aussi les générations. Pour le vérifier il suffit de s'intéresser aux relations mère/fille ou belle-mère/fille. Dans les deux cas, la domination est évidente. Avant de passer sous les fourches caudines des hommes et de la société globale, c'est sous le regard panoptique des mères que les femmes vivent. Un regard qui se pose sur elles dès l'instant de leur naissance et ne les quittera plus, manifestation d'une chaîne de contrôle des femmes par les femmes à laquelle chaque nouvelle génération ajoute son maillon. Un regard qui pilote une voix qui dit quoi faire, comment le faire, quoi ne pas faire, à qui obéir, de qui se méfier. Ainsi, dans « Trial by combat » on remarque la déférence avec laquelle une jeune femme traite une vieille femme qui la vole, dans « Afternoon in linen » on voit – fait rare donc notable – une petite fille résister aux injonctions de sa grand-mère qui veut faire d'elle un spectacle et un objet d'admiration, dans « Flower Garden » – encore – une belle-mère domine sans partage.
On notera que dans le monde de Jackson, au-delà des femmes qui en subissent la forme la plus répressive, la contrainte sociale s'exerce sur tous. Contrainte normative des conventions, contrainte sociale des inégalités, contrainte intellectuelle des préjugés. Ruraux et citadins ne se comprennent pas « A la maison », riches et pauvres non plus (c'est net, même dans les romans), sans parler des relations entre Blancs et Noirs toutes empreintes de préjugés misérabilistes même lorsqu’elles se veulent bienveillantes « After you, my dear Alphonse ».
Jackson écrit une littérature de contraintes qui s'exercent sur les personnes et jusque dans la maison, car les normes sociales ne disparaissent pas une fois passé le seuil du foyer – voisins et famille veillent. Et pour les femmes, a fortiori, elles se doublent de corvées (sauf si on est riche et servie par des domestiques – femmes) ainsi que d'injonctions ou de menaces maternelles ou maritales. La maison, qui devrait n'être qu'un havre, lieu de protection et de sécurité, est aussi pour de nombreuses femmes le lieu de l'enfermement et de l'aliénation (les nouvelles sont trop nombreuses pour les citer ici).
C'est à un voyage éprouvant dans un monde tout de dominations imbriquées que Jackson convie ses lecteurs. Peau après peau, elle épluche l’oignon de la normalité jusqu'à faire pleurer son lecteur de rage et de dépit, en lieu et place de ses personnages trop souvent empêchés de le faire. Feras-tu le voyage, ami lecteur ?
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