Terre, début d'après-midi, dans vraiment très longtemps.
Astrée est une petite fille qui vit depuis des éons dans un espace-bulle clos avec pour seule compagnie un serviteur robot, domestique et gouvernante à la fois. Solitaire et paisible, Astrée mène une vie oisive sans jamais quitter le havre qui l'abrite.
Voici qu'un intrus s'invite dans le jardin d'Astrée : un faune, une créature velue et physiquement imposante, certes, mais visiblement intelligente et apparemment amicale. Cédant à une légende, le faune, dont Astrée ignorait jusqu'à l'existence de la race, avait gravi l'Acropole d'Astrée pour un tête à tête avec une « Déesse », de fait Astrée, la dernière des immortels. La fortune souriant aux audacieux, le faune – qu'Astrée baptise vite Polemas – obtient l'entrevue que son courage lui a gagné. Là, il demande à son amicale hôtesse de l’instruire de toute la connaissance du monde, de son sens, et de l'avenir de sa race. Divine surprise, Astrée répond. Elle l'emmène même avec elle pour un très long voyage jusqu'au centre de la Voie Lactée, à la rencontre des autres sentients qui peuplent la galaxie et des réponses aux questions qui taraudent Polemas. Des réponses qui sont loin d'être agréables à entendre.
Avec "La nuit du faune", Romain 'Latium' Lucazeau entraîne un malheureux faune, et son lecteur, dans une épopée étourdissante qui déstabilise plus qu'elle n'apaise.
Que deviennent les civilisations ? Si les vies individuelles vont toutes vers la mort, quel est le destin des vies collectives qu'elles constituent ? Quelle gloires connaîtront-elles ? Quelles immortelles réalisations légueront-elles à la postérité ? En quoi l'univers est-il meilleur de les avoir abritées ?
La réponse à ces questions, Astrée les offre à Polemas au fil d’une aventure spatiale qui transporte le lecteur de la Lune à Encelade, en passant par Jupiter, puis plus loin encore, vers le nuage d'Oort, l'espace extrasolaire, Sagittarius A*, et encore plus loin, vers l'infini et au-delà ;)
Une aventure qui éblouit par ce qu'elle montre et par l'étroitesse avec laquelle elle colle à ce qu'on sait aujourd'hui de l'univers – Hard-SF résolument, en dépit d'un mode de déplacement ad hoc aussi nécessaire au récit que proche de cette « magie » dont parla Arthur C. Clarke.
Racontant à son « passager » le cycle du carbone qui conduit chaque espèce biologique intelligente de la survie à la domination de la nature puis à l'extinction programmée par épuisement des ressources, lui narrant le passage du carbone au silicium puis à d'autres formes encore de substrats vitaux, la Makropoulos locale décrit au faune l'impermanence des civilisations, autrement dit la marche inéluctable, quelle que soit le chemin que cette marche emprunte, vers la stagnation, la disparition, ou une transformation si radicale qu'elle s'apparente d'un point de vue logique à une disparition qui ne dit pas son nom.
Elle lui dit comment les complexes biologiques se succèdent, d’extinction de masse en extinction de masse – les faunes sont la septième race intelligente à peupler la Terre et Astrée est la dernière survivante d'une extinction précédente –, comment les « vies » non biologiques héritent par défaut du monde de leurs constructeurs même, comment les méta-civilisations mécaniques jouent un jeu de go galactique sur le très long temps, comment certaines civilisations choisissent la voie de la simulation pour « vivre » dans la réalité de leur choix, comment dans l’abîme du temps apparaissent des êtres si incommensurablement puissants qu'ils peuvent sembler divins, comment même luttent sans fin expansion et contraction à l'échelle d'un univers dont le destin ultime n'est pas encore écrit.
Elle montre au faune un univers dans lequel la guerre est toujours présente. Guerre pour la survie (rationnelle en finalité) ou guerre pour les valeurs (rationnelle en valeur), qu'importe. Vie = reproduction = expansion = guerre. L'habillage varie, l’enchaînement non. On ne sort de la guerre qu'en se dissimulant, qu'en s'extrayant du monde, sans certitude aucune que le monde ne nous débusquera pas.
Elle découvre au côté du faune qu'aucune science ne peut lier comme le fait une transcendance, qu'un monde connu dans le moindre de ses mécanismes est un monde désenchanté dans lequel aucune cohésion vraie de long terme n'est possible. Plus l'univers est connu, moins il est vivable ; plus il est matériel, moins il pousse au dépassement.
Cette vision du monde aussi matérialiste que largement déterminée n'était pas ce que qu'attendait le faune. Tel l'Œdipe de Sophocle, Polemas, le plus doué des faunes, lutte plus qu'aucun autre pour atteindre une connaissance qui détruira celui qu'il était, découvrant sur le monde une vérité qui brise tant ses certitudes que son avenir et comprenant que la liberté qu'il croit être sienne n'est qu'un instant fugace et non signifiant d'un déterminisme cyclique (l'éternel retour) duquel nul – ni individuellement ni collectivement – ne peut s'extraire.
Quand à la pérennité des choses (n'en déplaise aux archéologues), elle n'est qu'un vœu pieu. Rien ne survit, rien ne subsiste. De nos réalisations ne resteront même pas des cendres. Un constat qui abasourdit le faune, comme le philosophe Michael Scheffler l'avait prédit dans son ouvrage sur la « dépression » de l'extinction collective Death and the Afterlife.
Empruntant à l'Astrée d'Urfé des noms et des personnages, "La nuit du faune" tape (comme le mana dans MtG) dans quantité de références – dont aucune n'est indispensable à la lecture. Dante bien sûr tant pour les cercles que pour les guerres florentines, les grands Anciens de la SF de Baxter à Stapledon, mais aussi David Brin et sa manière – ici naturelle – de mettre les planètes en « jachère » pour les régénérer, et du Wilde sans doute aussi, entre autres. On y trouve encore des clins d’œil à Blade Runner ou au Fleuve de l'éternité par exemple.
Sur le fond, il m'a fortement fait penser à Lovecraft ou à Ligotti (même combat) pour la vision déprimante d'un univers sans transcendance, existant sans rime ni raison – et se riant s'il le pouvait, pardon pour l'anthropomorphisme, des efforts du faune pour lui trouver un sens. Un univers qui, jusque dans son évolution, est le fruit des actes d'êtres à la généalogie compréhensible. Pas de Fiat Lux dans "La nuit du faune". Pas de permanence non plus. Venu chercher pouvoir et gloire, le faune, alourdi de la vérité du monde, finira par se réfugier dans le wuwei, seule position viable, à l'opposé de son but initial.
Plein jusqu'à la gueule de sense of wonder, "La nuit du faune" emporte son lecteur plus loin qu'il n'aurait rêvé aller. Poétique et érudit à la fois, il est toujours plus vertigineux quand augmentent presque sans fin les puissances de 10 tant dans l'espace que dans le temps. Jusqu'ici, le summum du sense of wonder était représenté pour moi par le Tau Zero de Poul Anderson. "La nuit du faune" le rejoint, nanti des plus récentes connaissances scientifiques, Lucazeau se plaçant sur les épaules d'Anderson et de l'astrophysique comme Astrée et ses compagnons sur celles du Prophète.
La nuit du faune, Romain Lucazeau
L'avis de Feyd Rautha et d'Apophis
La nuit du faune participe au Summer Star Wars the Mandalorian
Commentaires
Merci!
Vertigineuse.
Latium est très différent dans la forme comme dans le fond mais je l'avais trouvé très bon aussi, pour d'autres raisons.