Il y a des albums qui montrent et d'autres qui laissent déduire. "La Mort à lunettes" est de la seconde catégorie, tout le suggère.
Son titre d'abord, dont on dira qu'il est énigmatique.
Son début ensuite, violent et tragique, qu'on relit les premières pages passées en observant mieux les visages pour être sûr que c'est bien un flashforward – et donc toute la suite un flashback.
Ses ellipses enfin, nombreuses, qui disent une biographie seulement par les portes qu'elle ferme lors d'un road trip final de New-York à Las Vegas aux début des années 2000, entre tournée d'adieu et baroud d'honneur pour Malcolm/Malek, un jeune noir new-yorkais converti à l'Islam en prison puis enrôlé dans un programme de com' de l'US Army. Un voyage conclusif avant l'Afghanistan que Malek entreprend avec l'aide et la compagnie d'Alexander, un vieux juif exilé à NY rencontré par hasard à l'église dans laquelle Malek fait le ménage. Le vieil homme a initié Malek aux échecs, a apprivoisé sa méfiance, et, progressivement, les deux que rien n'unissait a priori devinrent chacun l'un pour l'autre ce qui s'apparente le plus à un unique ami. Jusqu'à prendre des risques l'un pour l'autre.
Il vaut mieux ne pas trop en dire sur l'histoire elle-même. Ce qui est écrit au-dessus est l'essentiel de ce qui doit être su à l'ouverture de l'album. Ensuite, il faut se laisser porter par l'histoire d'un homme, en quête de rédemption et d'un nouveau départ, qui accepte d'être utilisé comme figure de com' par une armée américaine jamais en manque de trouvailles marketing pour recruter. Par une histoire d'amitié aussi entre deux que rien n'aurait dû unir, par la tendresse concrète – le care – qu'ils se manifestent l'un à l'autre une fois leur trip entamé. Par le cynisme de l'envers, aussi qui s'exprime de façon presque explicite.
Il faut profiter du road trip – dans la voiture est-allemande qui a transporté Gagarine –, avec ses petites villes, ses paysages, ses délicatessen, ses strip bars, ses trailers, ses squats, etc. Un trip lors duquel Malek solde de vieux comptes, comble de vielles lacunes, repasse les étapes de sa vie avant de l’envoyer prendre un tour tellement différent si loin de Harlem, à Kandahar. Un trip durant lequel le jeune homme devient pour Alexander l'aide dont le vieil homme a besoin hors de son habitat naturel urbain. Un trip qui répare un lien de filiation et en crée un autre, aussi inédit qu'improbable. On pourrait penser à Green Book en me lisant mais il y a plus de densité biographique ici. Le point n'est pas politique, il est humain.
Le tout est souvent elliptique, suggéré, raconté dans les creux, dans ce qui n'est pas montré justement, qu'on comprend par ce qui l'entoure ou par un simple regard dont on réalise deux ou trois pages plus tard ce qu'il signifiait quand on en ressent les conséquences.
Certains auteurs – Nicolas Mathieu entre autres pour rester dans le récent – disent qu'un roman raconte autant par ce qu'il ne dit pas que par ce qu'il dit. C'est à Mathieu que je pensais en lisant "La Mort à lunettes". Peu est dit, beaucoup est suggéré, mais – pour peu qu'on lise lentement, paisiblement – tout est limpide.
Et que dire du graphisme ? Superbes dessins réalistes, découpages et cadrages réussis, champs/contrechamps, ciels lourds et chargés aux couleurs étouffantes, palette restreinte et rouge parcimonieux à fonction de pointage – il y a quelque chose du traitement graphique de Mademoiselle Baudelaire ici –, sans oublier l'improbable Horch P240 d'Alexander, parfaitement restituée dans son charme socialiste désuet et bien loin du coupé Thunderbird de Thelma et Louise.
Fond et forme se rejoignent, c'est un vraiment bel album.
Et le cahier graphique de la fin, très fourni, ajoute encore au plaisir et à la compréhension. Il détaille huit ans de boulot.
PS : On notera que c'est le dernier album, posthume, de Philippe 'Soda' Tome. Farewell !
La Mort à lunettes, Tome, Goffaux, Redj
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